Sghaïer ZAKRAOUI Professeur agrégé des facultés de droit
· L'impôt est une institution terrienne qui a besoin de contribuables sédentaires et enracinés · La fiscalité doit évoluer avec les changements qui s'opèrent dans le domaine social, économique et technologique · Le contexte tunisien est marqué par le caractère envahissant et expansionniste de l'impôt
Une réflexion de fond sur l'impôt dans la «société numérique, celle du savoir et de l'intelligence est inéluctable». Elle est même urgente. La montée de «L'immatériel» inaugure un capitalisme d'un nouveau genre, le troisième, si l'on comporte le capitalisme mercantiliste. Plusieurs traits de ce capitalisme ont été saisis à travers les théories de la mondialisation, de la société de l'information et de l'économie du savoir. Cette étape est marquée par des transformations de la richesse et de la valeur. Ainsi, «la richesse, au lieu d'être liée à la possession de biens matériels produits par du travail et du capital, est liée à des expériences de vie, à l'apprentissage des connaissances et à l'accès à des services qui sont produits et co-produits par quatre facteurs indissociables: le hardware ou matériel, les logiciels ou software mais aussi le Netware (l'obtention et la vie cérébrale) et enfin le Netware ou le réseau dans lequel l'individu opérant se trouve inséré. Ces transformations d'une ampleur considérable, du système économique et financier international, sous l'influence des nouvelles technologies, menacent à terme de remettre en cause et de bouleverser les structures existantes des systèmes fiscaux. L'impôt est une institution terrienne qui a besoin de contribuables sédentaires et enracinés. Or, avec la nouvelle économie, l'économie de l'immatériel, les contribuables sont nomadisés, et sont de plus en plus difficiles à localiser et à identifier. Dans l'économie de l'immatériel, en effet, «la matière imposable et les contribuables sont semblables aux oiseaux migrateurs qui, au moindre changement de climat fiscal, reprennent leur envol». L'impôt paraît déstabilisé par des échanges dématérialisés, voire ébranlé dans ses fondements mêmes. La nouvelle économie rend obsolète les frontières, le territoire, le domicile, la résidence et autres attributs de la souveraineté. Où va l'impôt dans la mondialisation? Certainement pas vers sa disparition comme certains auteurs l'ont annoncé. Il faut voir là l'expression peu naïve d'un groupe très marginal qui prend ses désirs pour des réalités. Selon le célèbre marxisme de Benjamin Frankin, «rien en ce monde n'est certain, à part la mort et les impôts». Bref, l'économie a changé. En quelques années, une nouvelle composante s'est imposée comme un moteur déterminant de la croissance des économies : l'immatériel. Aujourd'hui, la véritable richesse n'est pas concrète, elle est abstraite. Elle n'est pas matérielle, elle est immatérielle. La richesse n'est plus physique, elle est immatérielle. Dès lors, la fiscalité doit évoluer avec les changements qui s'opèrent dans le domaine social, économique et technologique. Un problème presque insurmontable surgit: l'immatériel, cette nouvelle richesse rend les bases fiscales de plus en plus difficiles à appréhender par les Etats, lesquels sont appelés à repenser leurs systèmes fiscaux en tenant compte du contexte international. La difficulté actuelle est de savoir comment inventer des impôts modernes (bâtir une fiscalité du XXIème siècle) qui correspondent aux données de la nouvelle société. Une réflexion sur cette question, a commencé en Europe dans le cadre de l'OCDE et surtout aux U.S.A. Justement un débat s'est tenu en juin 2007 à Washington sur la réforme de l'impôt à l'heure de la mondialisation. En Tunisie, l'enjeu est de taille. Mais les pouvoirs publics continuent de traiter la fiscalité – comme dans le passé – dans le cadre de commissions d'experts. On doit cependant, comprendre que toute réflexion sur l'impôt doit être associée à une réflexion plus globale sur l'Etat et ses missions dans le cadre d'un débat national franc et ouvert. Le contexte tunisien est marqué par le caractère envahissant et expansionniste de l'impôt. Tel un Tsunami, la société est saisie par l'impôt (I). Mais cette fiscalité est marquée surtout par son caractère autoritaire (II).
I- UNE FISCALITE DE PLUS EN PLUS ENVAHISSANTE En Tunisie, les richesses naturelles se font de plus en plus rares. En l'absence d'une rente, le recours à l'impôt pour alimenter les caisses de l'Etat devient une nécessité impérieuse. Il est érigé en mode de gestion de la société : un élément clé de la politique économique. Avant d'être une nécessité financière, l'impôt est essentiellement un moyen de gouverner. Ce constat est corroboré par les chiffres. Les ressources propres alimentent le budget de l'Etat à hauteur de 77%, l'emprunt ne représente que 23%. Les ressources fiscales atteignent 70%. Celles-ci sont puisées à hauteur de 40.2% dans les impôts directs et à 59,8% dans les impôts indirects, alors que les recettes douanières continuent de baisser. En 1995, les recettes douanières représentaient 22,1% de l'ensemble des recettes fiscales. Ce taux passe à 4,6% uniquement en 2008. Ce sont, ou bien les produits non industriels ou bien ceux en provenance de l'extérieur de l'Union européenne qui continuent de subir la taxation. En termes de valeur, les recettes fiscales douanières ont enregistré une baisse passant de 773 millions de dinars en 1995 à 460 MD en 2008 (loi de Finances pour 2008). La compensation de ce manque à gagner a été projetée en partie sur les taxes à la consommation. En termes de pourcentage, cette taxe est restée pratiquement stable: 15% des recettes fiscales en 1990, 17,1% en 1995, 15,3% en 2005 et 14% en 2008. Cependant, en termes de valeur, les recettes fiscales sur la consommation sont passées de 596,2 MD en 1995 à 1.423 MD en 2008. De même pour la TVA, multipliée par 3 de 1995 à 2008, elle passe de 8,989 à 2.937. En terme de pourcentage elle est restée pratiquement stable : 29% en 1990, 25,7% en 1995 et 29,3% en 2008. La lecture de ces chiffres laisse constater que les transferts de points de pourcentage de droits de douane vers la taxe à la consommation n'a pas trop changé la structure des impôts indirects. Dans l'ensemble, ces impôts indirects (incluant, droits de douane, taxe à la consommation et TVA, principalement) ont enregistré une baisse notable, passant de 76,8% des recettes fiscales en 1995 à 59,8% uniquement en 2008. Cette baisse au niveau des impôts indirects s'est logiquement répercutée sur les impôts directs, passés de 23,2% en 1995 à 40,2% en 2008, donc, pratiquement du simple au double. La répartition intérieure de cette rubrique entre impôts sur les sociétés et impôts sur les revenus laisse observer deux vitesses d'évolution. En termes de valeur, les impôts sur les sociétés se sont multipliés par trois passant de 350.5 MD en 1995 à 1.152 MD en 2008. Les impôts sur les revenus, en revanche, se sont multipliés par 4.5 passant de 460.3 MD à 2.076 MD en 2008. En termes de proportions, les impôts sur les revenus représentaient 13,2% des recettes fiscales en 1995. Ils passent à 20,7% en 2008. Les impôts sur les sociétés sont restés stables : 10% en 1995 et 11,5% en 2008. Mais il faut noter que jusqu'en 2005, les impôts sur les sociétés ont enregistré une hausse progressive (17,2% en 2005), mais la décision de réduire l'impôt sur les sociétés de 35% à 30% a dû rectifier la tendance. Quelques enseignements peuvent être tirés: - On s'achemine à terme vers un équilibre entre les impôts directs et les impôts indirects. - La taxation des revenus du travail. - La glorification (célébration) du capital et donc de l'entreprise. Le mouvement de fiscalisation totale de la société est en route: les pouvoirs publics sont toujours à la recherche de gisements fiscaux. Ce mouvement a abouti à l'institution d'une multitude de prélèvement fiscaux. - L'émergence d'une fiscalité virtuelle. - La recherche de nouvelles assiettes constitue probablement une piste pour l'avenir, l'immatériel constitue une opportunité fondamentale de création de richesses. C'est le nouvel eldorado tant rêvé. La Tunisie est en train de mettre en place un dispositif, des préalables en quelque sorte : - Une administration électronique dite communicante, - Les téléprocédures (la télédéclaration fiscale), - Loi d'orientation n° 2007-13 du 19 février 2007 relative à l'établissement de l'économie numérique. On parle même de plus en plus de société numérique, celle du savoir et de l'intelligence. Mais un problème se pose: comment appréhender cette matière volatile? Les réponses apportées sont de deux sortes: - Les uns proposent une taxation des biens immatériels, - Les autres sont partisans d'instituer un impôt général sur la consommation prenant modèle sur la TVA. Il semble, selon certains auteurs que « la seule fiscalité pertinente dans ce monde d'échanges généralisés est celle qui consiste à imposer les flux et tout particulièrement la dépense par le biais de taxes sur le chiffre d'affaires incluses dans le prix des produits et services, ce mode d'imposition étant éventuellement accompagné d'impôts proportionnels sur le revenu systématiquement perçus à la source ». Dans un tel schéma, la fiscalité en épousant la mobilité et parfois la virtualité de son environnement en viendrait à disparaître dans ses formes les plus visibles en se fondant dans le prix des biens ou dans les revenus. Oublieux de ses origines, l'impôt verrait alors ses figures et ses images traditionnelles devenir de plus en plus évanescentes, son essence autoritaire, comme son caractère contributif s'estompant peu à peu en se confondant avec la dynamique spatiale, planétaire de l'ordre économique… une fois devenu l'élément d'un prix ou d'un salaire, l'impôt en effet n'est plus visible, il n'est plus directement perceptible; cette invisibilité exclut son caractère politique au profit d'une logique économique d'échanges; les rapports entre la fiscalité et les centres de décision politique ne se matérialisent plus, ils demeurent abstraits». Bref, l'impôt perdra de son essence. Il sera de plus en plus autoritaire, de plus en plus pénible et contraignant. Or, l'impôt est une technique libérale, une technique de liberté. Dans le monde occidental, l'impôt a été générateur d'un ordre démocratique, dans notre pays il est de plus en plus autoritaire.
II- UNE FISCALITE AUTORITAIRE En Tunisie, l'impôt, bien que moderne dans ses formes, du point de vue technique fiscale, est d'essence autoritaire. Il s'apparente à la spoliation, à la confiscation. L'option est visible pour un processus de décision autoritaire en matière fiscale, un système fiscal marqué du sceau de l'autoritarisme aussi bien au niveau de son élaboration que de sa mise en œuvre. Dans un récent rapport, le FMI, principal bailleur de fonds de la Tunisie, a relevé cette dérive autoritaire due notamment à la généralisation de la retenue à la source. Le mode de recouvrement de droit commun d'un bon nombre de revenus.
Les TIC renforcent les pouvoirs de l'administration fiscale: le contrôle instantané, en un temps réel est déjà à l'œuvre. L'option pour un processus de décision autoritaire en matière fiscale a enfanté et généré un système fiscal marqué du sceau de l'autoritarisme. Deux illustrations permettent d'étayer cette affirmation. La première découle de la généralisation de la retenue à la source, devenue par des retouches successives, le mode de droit commun de recouvrement de l'impôt. Cette façon de mener la réforme va à l'encontre de la logique du système déclaratif, fondé sur le consentement volontaire à l'impôt, ce qui se traduit par l'ampleur de la fraude et de l'évasion fiscales. Pour faire face à l'ampleur de la fraude fiscale, les pouvoirs publics ont été contraints d'accorder des amnisties répétitives. Cette attitude est en soi une abdication, un aveu d'impuissance. La deuxième a trait à l'usage punitif du contrôle fiscal. Le contrôle fiscal est le corollaire du système déclaratif: la déclaration déposée par le contribuable bénéficie d'une présomption simple d'exactitude. Dans un milieu saint et démocratique, le contrôle est indispensable pour assurer l'égalité des contribuables devant l'impôt. Dans les pays en développement, le contrôle est mal vécu. Il est perçu comme une expédition punitive. L'administration utilise ses pouvoirs sans discernement, souvent de manière arbitraire. Par ailleurs, la «politisation du contrôle fiscal entraîne parfois des dérives évidentes. Le contrôle fiscal est alors instrumenté dans les mains du pouvoir politique». Le manque de confiance des citoyens dans l'Etat, considéré comme gaspilleur ou corrompu, explique la baisse de la moralité fiscale, et jette un doute sur la légitimité du pouvoir en place. La confiance s'installe dès lors que les choix sont transparents et la politique fiscale débattue et clairement définie.