Il y a des situations fumeuses où l'incompréhensible n'a d'égal que l'insondable. Actuellement en Tunisie, l'épiphénomène prend le rang d'un coup d'Etat, défrayant la chronique et la décence. N'importe quel pétard mouillé prend les proportions d'un débat de société et interpelle les fines gâchettes de la politique, toujours disposées à dégainer à la moindre escarbille. On monte bien sur ses grands chevaux pour des broutilles. La dernière en date, non moins inclassable mais toujours dans l'excès : Une simple danse dans un collège fait trépigner et grogner de dépit le Ministre de l'Education et met en branle tout son Département. A ce sujet, et c'est le cas de le dire, le ministre n'a pas traîné le pas pour battre la mesure et ouvrir le bal, vraisemblablement pour faire diversion sur les véritables problèmes de la société. Apparemment, à la Troïka, on adore la danse avec les loups mais on abhorre toute frimousse aussi spontanée qu'elle soit. Quel rabat-joie Nombreux lycées tunisiens ont été le théâtre d'un Harlem Shake, phénomène mondial faut-il le rappeler. Il n'y a rien d'immoral ou d'illégal dans les vidéos consultés. Tout juste des joyeux drilles dont certains offrent même des postures originales et des mouvements hilarants dénotant un sens de la créativité et une touchante fécondité. C'est beaucoup plus communicatif et ludique que ne laisse comprendre le visage sinistré et le verbe corrosif du Ministre de l'Education. Peut-être que quelques accoutrements n'ont pas manqué d'altérer l'état d'humeur et le sens de l'humour de l'état-major gouvernemental, comme la banane qatarie ou le déguisement saoudien par exemple. En fait, quels sont réellement les trouble-fête ?! Ceux qui ont préféré la danse à la casse ou ceux dont la rouille a bouffé leur esprit et qui voient atteinte au sacré là où il y a un langage culturel. Si on cède sur ce point, il n'est pas exclu que demain la chanson, la musique ou la poésie seront voués au bannissement comme l'appellent de leurs grands vœux les prédicateurs/prédateurs wahhabites qui considèrent hérétique tout souffle artistique. Tête de l'art, va ! Quelle soit individuelle ou collective, la danse est avant tout une expression artistique, une gestuelle corporelle suggérant une dimension sociale et une charge rituelle. Pour peu qu'il n'y ait pas outrage à la pudeur ou à l'ordre (terme à bien définir au préalable), le Harlem Shake exécuté par des collégiens tunisiens n'a pas de quoi fouetter un chat, sauf les félins de la morale qui sortent les griffes dès qu'on s'exprime différemment, notamment par la danse. Pour ces gens là, cela coule de source, le corps n'a pas droit à l'expression, quelle soit plastique ou artistique, ce n'est rien qu'un tabou, un objet de sédition, à étouffer dans le silence de l'immobilité ou derrière les murailles d'un Niqab. En fait, c'est de ça qu'il s'agit, une implacable forme d'emprisonnement. Encore un peu, et on accuserait de contre-révolution ces adolescents, auquel cas se serait du pain béni pour les redresseurs de tort de la Ligue pour la Protection de la Révolution. La jeunesse tunisienne forme l'épine dorsale de la société tunisienne et la majorité effective et non arithmétique de la population. Comment peut-on lui imposer une manière de s'exprimer ? Comment peut-on œuvrer refouler ses propres façons de s'épancher ? Comment peut-on assimiler une danse plutôt festive et improvisée à un manque d'éducation, à un dérapage ou à une déchéance morale à réprimander ou tout bonnement à opprimer ? On n'est même pas dans une logique de conflit de génération mais de crise de confiance entre la jeunesse tunisienne et ses gouvernants, un mal profond qui ronge que celle-ci à exprimer autrement sans volonté d'offenser ou de choquer ! Les jeunes, ou moins jeunes, ont le droit de s'exprimer comme ils l'entendent, quand ils l'entendent et là où ils l'entendent, bien sûr dans le respect de la loi. Qu'ils passent leurs messages par la danse ou toute autre forme de manifestation, ceci ne peut aucunement constituer une affaire d'Etat, contraignant le Ministre de l'Education à froncer les sourcils et danser sur un seul pied. Après tout, et en dernière analyse, il s'agit pas d'une affaire relevant de l'éducation. Et même c'en était une, ce serait d'une rare insignifiance, comparativement aux endémiques problèmes infestant nos établissements scolaires et les corps enseignants dont la gravité est de tout autre acabit. Ce qui aurait du attirer, en premier lieu, l'attention de notre fantasque ministre, au lieu d'épingler une simple chorégraphie que des élèves en mal de communication et de certitude ont exécutée en signe de ras-le-bol de la situation ambiante de crise multiforme. Comme a asséné Christine Ockrent (ce n'est nullement une référence mais la formule est bien recherchée et bien d'a propos) « En politique, on peut connaître les pas, mais ne pas savoir danser ». Paradoxe typiquement tunisiens : On a longtemps péroré sur le mérite, la maturité et le patriotisme des jeunes tunisiens pour avoir nourri la révolution de leur a chair et leur sang. Aujourd'hui, pour avoir éructé leur colère, leur dégoût et leur malaise existentiel, à travers le discours de leurs corps, ils deviennent brusquement des enfants gâtés, d'espiègles cancres et des fauteurs de troubles qui auraient du focaliser toute leur énergie sur leur étude et non dans des exercices groupés de « déca-danse ». Dans sa bonté, notre fruste et non moins insipide Ministre de l'Education a diligenté une enquête, brandissant le couperet des sanctions. Il est loin de comprendre que la danse est une poésie muette où les articulations corporelles en sont les rimes. Même dans la médecine moderne, on utilise bien la danse comme thérapie pour aider les patients dans leur expression et leurs rapports avec leur entourage. Mais bon, allez faire comprendre ça à des olibrius qui ont plus de cervelle sur la langue que sous le crane !! N'en déplaise à notre rébarbatif Ministre de l'Education , il vaut mieux continuer à tanguer et taguer, dans la bonne ambiance, que de transformer les cours des lycées en nids de drogue et en logis de l'obscurantisme et de la déferlante noire. Les trémoussements et les déhanchements n'ont jamais dégradé un peuple, bien au contraire, la danse, comme le break dance, le Gangnam Style ou le Harlem Shake est un produit de son contexte social, une culture instantanée de la rue et une réponse inoffensive aux crises d'identité. La danse est un rite ancestral, polymorphe et universel, certes chargée de symboles et de langages mais dénué de tout mouvement d'agression ou de provocation.