La géographie, l'histoire, la religion, le patrimoine culturel, le capital civilisationnel, la dimension sociologique, le brassage démographique,....., toute autant de facteurs ayant concouru, à travers les générations et les époques, pour lier la Tunisie et la Libye, et leur peuple respectif, à un destin commun, à une même assise de valeurs, à une même trajectoire. L'interaction entre les deux pays, les deux peuples, est un moteur de leurs rapports et un vecteur de leur développement. L'un prolonge l'autre, dans une totale synergie. Chacun est le miroir et l'écho de l'autre. Au même titre que la Libye constitue la profondeur stratégique de la Tunisie, cette dernière reste le portail occident et le lieu de repli de son voisin oriental. L'environnement partagé par les deux pays a toujours été un espace de partage, d'échange et de métissage, au delà des conflits et des rivalités ayant marqué son histoire. A certains égards, l'Est Maghrébin, formé par la Tunisie et la Libye, est une entité à part dans la géopolitique de la région tant l'héritage commun, la dynamique de proximité géographique et le poids de l'histoire ont pratiquement fait confondre les deux pays et les deux pays autour d'une même et unique plateforme identitaire. En revanche, après que chacun de ces deux pays ait parvenu à lancer, réussir et gérer sa révolution, certes de façons distinctes et avec des fortunes diverses, il y a lieu de se poser la question pourquoi deux pays si liés par l'histoire, la culture et l'identité ont connu une évolution postrévolutionnaire différente ? La réponse est d'une simplicité déconcertante : Après son indépendance, la Libye n'a pas eu malheureusement son Bourguiba, tout au moins un homme de sa trempe et de sa clairvoyance, fondateur et fédérateur. Un leader pionnier, visionnaire, charismatique, défenseur d'un projet de société socialisant, ouvert et séculier et d'un modèle d'Etat moderne et égalitariste et d'un plan de développement humain à forte densité sociale et éducative. Kadhafi, bombardé à la tête de son pays suite à un coup d'Etat, n'avait aucun projet, aucun modèle. Dépourvu de légitimité populaire, démuni de tout programme sociétal, il avait régné à l'emporte pièce, en monarque potentat et tenu le pays de main de fer. Durant plus de 40 ans de règne, il n'a pas mis en place un Etat, un réseau d'institution, une solide administration, se contenant de régir d'une manière tribale, dans une société éclatée, adossé à une vision segmentaire, relevant plus de la théorie de pacotille que de l'idéologie pure et dure (livre vert). Le pays était l'otage de ses humeurs, au ban de la Communauté Internationale, presque en marge de l'histoire. Il a façonné la Libye à sa personnalité, clanique, féodale, bédouine et nomade, cherchant l'équilibre non dans les institutions mais à travers les tribus. Outre l'absence d'Etat, faillite à l'allure d'un crime contre le pays et la population, la Libye, dont la grande richesse était confisquée et gâchée, au mépris des besoins et des priorités de sa population, n'avait ni classe politique ni société civile. Avant ou après sa révolution, le peuple libyen n'a pas la culture de l'Etat et la Libye profonde en a souffert et continue d'en souffrir. Autrement dit, à la période postrévolutionnaire, les quatre piliers (Etat, administration, société civile et classe politique) ont fait défaut à la Libye, contrairement à la Tunisie où les piliers en question ont permis de mieux stabiliser le pays et de conférer, comparativement, les meilleures conditions de réussite à sa révolution. Ce désert institutionnel, politique et civil explique, dans une très large mesure, la situation de chaos, de fragmentation, de désordre, de dérapage et de déchirement que vit actuellement ce pays frère, presque jumeau. En rapport avec le contexte actuel, et compte tenu de l'insécurité, de la prolifération des armes et des groupes et milices armés sévissant en Libye, ainsi que les risques d'infiltration et les menaces paramilitaires aux frontières, il est urgent que la Tunisie reconsidère sa position et revoit son dispositif d'action à l'égard de son voisin. Il est temps de modifier d'approche et de traiter la Libye non seulement comme partenaire économique, comme c'était le cas sous la dictature mauve déchue, mais aussi et surtout comme source de danger potentiel. Il ne s'agit nullement de placer la Libye au rang d'ennemi, bien au contraire, ni l'histoire ni l'enjeu ni l'intérêt et ni la démographie ne le permettent, le péril étant de part et d'autre, mais de mettre en place une véritable stratégie ciblée, multiforme et fonctionnelle, à concevoir et à mettre en œuvre par une structure gouvernementale comprenant les parties prenantes et les principaux acteurs, à l'échelle nationale : Politique, sécurité, militaire, diplomatie, justice, économie, social ainsi que les représentants du secteur privé (UTICA), de la force de travail (UGTT) et d'autres composantes de poids de la société civile. Cet instrument (stratégie et structure) ne sera pas à l'exclusif profit de la Tunisie, loin s'en faut. Un autre volet, et non des moindres, portera, pour l'essentiel, sur les besoins libyens et les opportunités de complémentarité entre les deux pays. La Tunisie apportera son concours, de façon concertée, agissante et efficiente, pour soutenir la Libye à se construire au niveau institutionnel, optimiser les relations de coopération concernant la société civile, mettre à disposition de la Libye, à sa demande, des compétences tunisiennes dans des domaines-clés à convenir bilatéralement, identifier les avantages comparatifs réciproques pour dynamiser toutes sortes d'échange et d'investissement, permettre à la Libye de tirer profit de l'expérience tunisienne dans des secteurs où le voisin accuse des défaillances. Tout autant de piliers qui, en cas de bonne marche, seraient en mesure de constituer le premier noyau sur lequel s'articulerait le grand projet de l'Union du Maghreb Arabe, espace d'intégration que toute la population maghrébine ne cesse d'appeler de ses vœux, mais que, paradoxalement et non moins inopportunément, le vulgaire calcul politique, la course au leadership et la guerre d'ego ont vicié et fauché de son socle populaire et de sa trajectoire historique. Compte tenu des effets adverses, des retombées directes et indirectes, civiles et militaires, à tous les niveaux, sur notre pays de la situation chaotique et explosive prévalant en Libye, l'établissement, à brève échéance, d'un tel comité ou commission de suivi, d'exploration, d'étude et d'intervention, basant son mandat sur une stratégie bien huilée, n'est plus un choix mais un impératif. Le Ministère des Affaires Etrangères dispose certes d'une unité de suivi des relations tuniso-libyennes, mais cette structure, de mince taille, sans moyens ni ressources ni plan d'action, reste marginale, inopérante, trop administrative, en appendice du Département en question, donc un sous- organe de ce dernier, et, par conséquent, manque de vision globale et de représentativité nationale. Le gouvernement tunisien est tenu de garder à l'esprit qu'en Libye, le scénario d'une guerre civile meurtrière et fratricide en règle, d'une atomisation et d'un démembrement de ce pays en trois ou quatre régions autonomes et indépendantes ou d'une intervention militaire étrangère n'est pas une hypothèse à écarter, c'en est même une perspective certes funeste mais non moins envisageable. Le cas échéant, et sans une stratégie nationale d'action, immédiatement opérationnelle et bien outillée, la Tunisie, déjà enlisée dans la crise et l'adversité, risquerait d'en subir, de plein fouet, d'une manière directe ou par ricochet, les délétères répercussions. Ce n'est pas une vue de l'esprit que de craindre la dérive de la Libye vers un bourbier, un brasier, un charnier, aux portes sud-est de la Tunisie. Bien pire, il est bien soit myope soit sourd, à moins que ce soient les deux tares à la fois, celui qui veut croire que la descente aux enfers de la Libye n'est que le fruit d'un prisme déformant ou d'une grille de lecture aussi alarmiste que fictive. Ne dit-on pas, à juste titre, « gouverner c'est prévoir« ! La sagesse populaire n'assène-t-elle pas : « Il n'y a pas de pire aveugle que celui qui ne veut pas voir« . En conclusion, le gouvernement tunisien, voire toute la Tunisie, est appelé, maintenant plus que jamais, au vu des risques potentiels encourus, de faire preuve de lucidité et d'anticipation et de mettre sur pied une stratégie et une cellule de crise, chargée d'en exécuter les axes et les plans, pour amortir le choc et l'impact, le cas échéant, ainsi que de préserver les intérêts tunisiens quelle qu'en soit la nature, sans omettre de développer d'une manière objective et conjointe, des voies de synergie, de coopération, d'assistance et de complémentarité entre les deux pays.