Le syndicat des imams a obtenu gain de cause non de haute lutte mais suite à la défection et la volte-face de son adversaire. Un huissier de justice, commandité par ledit syndicat et dépêché sur les lieux, a exigé et obtenu dare-dare le retrait de l'affiche incriminée, en particulier le titre dont la version arabe emprunte le début d'un verset coranique, à savoir « Alhakom Attakathourou » (soit, en traduction libre, la cupidité vous a égarés). La version française étant « Fausse couche ». L'injonction de l'auxiliaire de justice a vite fait obtempérer la direction du Théâtre National Tunisien (TNT), qui a remis les armes sans combattre ni tiré ne serait-ce un coup en l'air, en guise de baroud d'honneur. Ce malheureux et non moins inquiétant incident n'est aucunement un acte isolé, n'en déplaise au syndicat et à ses membres, mais s'inscrit, de toute évidence, dans le prolongement de ce syndrome de terrorisme intellectuel, rampant dans la société tunisienne. Au nom de l'Islam (lequel ?), on utilise le bâton pour clouer le bec aux présumés apostats car coupables de penser autrement. Les nouveaux tuteurs des consciences, détenteurs de la vérité et de la sagesse,ne ratent aucune occasion pour ramener par la force ceux-ci au droit chemin, d'accuser ceux-là de « koffar » voués à l'enfer pour avoir adopté et défendu une tout autre manière de réfléchir et d'agir Aucun des imams n'a vu le spectacle chorégraphique en question. Le contenu ? On s'en fiche ! Le titre suffit. Comme quoi, rien que le fait d'associer un verset coranique à une œuvre de danse est une ligne rouge, un pas démoniaque franchi. Est-ce une contre-offensive contre l'œuvre en elle-même ou une fronde contre la chorégraphie ?! A se demander si la reprise de « Alhakom Attakathourou » dans le titre d'une pièce de théâtre classique ou d'un long métrage ordinaire aurait suscité une telle réaction de la part du syndicat des imams ? L'accusation de sacrilège est brandie parait-il à la tête du client. D'un autre côté, Il ne s'agit pas non plus de cacher la forêt des rivalités et des clivages derrière l'arbre de la liberté d'expression. Celle-ci n'est pas au-dessus de tout, elle reste conditionnée à l'environnement socioculturel où elle opère et au respect de l'autre, aussi différent soit-il. Aussi, les forces d'inertie idéologiques et les pesanteurs dogmatiques ne peuvent-elles guère constituer un frein à l'émancipation de la société, au développement de la culture et de la créativité ou un sabre sur le cou des penseurs libres et des hommes de lettres et d'art. Tout excès, dans un sens ou dans un autre, est insignifiant, comme disait fort justement, déjà au 18ème siècle, l'homme d'Etat et diplomate français Charles-Maurice de Talleyrand. D'aucuns estiment que l'emploi des termes coraniques « Alhakom Attakathourou » n'offense en rien l'Islam et ne froisse point les musulmans. Bien au contraire, le clin d'œil au Coran de la part d'un artiste, plutôt de gauche, serait un message d'apaisement. Après tout, le parler tunisien regorge d'expressions puisées dans le Coran, sans compter que plein de bouquins, circulant aussi en Tunisie, affichent de titres, du moins en partie, repris aux versets coraniques. Personne n'a entendu le syndicat des imams s'en offusquer ou en réclamer la suppression ! Fadhel Jaibi, directeur du TNT, d'habitude plus audacieux et plus accrocheur, mieux connu par sa force de caractère, son franc parler et son esprit rebelle et militant, a cédé à plates coutures, faisant preuve de passivité sinon d'atonie. Il aurait dû monter aux créneaux pour assumer son choix et défendre son projet, au lieu de se rétracter, de lâcher aussi prestement le morceau et de donner raison à ses détracteurs, aussi théologiens qu'ils soient. Il n'est pas demandé à Fadhel Jaibi de mener le front fusil en bandoulière mais tout au moins de montrer quelque résistance. A moins qu'il se soit rendu compte que le titre arabe est trop provocateur ou trop désacralisant et qu'à ce titre, il ait fait marche arrière. Auquel cas, c'est une autre paire de manches ou un impair auquel il ne nous a guère habitués. Il est important de rappeler la tragique fin d'Antoine Laurent de Lavoisier, père de la chimie moderne, qui, accusé de contre-révolution, traduit au tribunal révolutionnaire en 1794 et condamné à la guillotine, avait demandé à la cour un sursis de quinze jours pour pouvoir mener à terme des expériences importantes pour la science, la France et l'humanité. En réponse, le président du tribunal révolutionnaire, un certain Jean-Baptiste Coffinhal, s'était fendu de la tristement célèbre réplique « La République n'a pas besoin de savants« . Pour paraphraser, serait-on également tenter de dire que « La République n'a pas besoin de penseurs« , au vu des velléités de plus en plus fréquentes et manifestes, dans la Tunisie post-révolution, de maltraiter les hommes d'art ou de lettres ou les icones de la culture et de mépriser les arcanes du savoir et les vertus du débat.Cet esprit imperméable à la dialectique, réfractaire à la différence, est la pire menace pesant sur le processus de démocratisation du pays. Un esprit formaté à l'obscurité, « vacciné » contre le savoir, la culture et le dialogue. Comme disait Goebbels »dès que j'entends le mot culture, je sors mon revolver« . Pourquoi cette animosité envers la connaissance et la culture ? En résumé, et pour rester dans la tonalité du titre français, le TNT a vraiment fait fausse couche, c'est le cas de le dire, le titre arabe de sa dernière création s'est avéré un mort-né. La direction du TNT, enceinte de sa dernière production, a privilégié l'avortement à la césarienne, de crainte peut-être que sa montagne n'accouche d'une souris. Une vraie IVG intellectuelle ! En principe, le TNT (abréviation de Trinitrotoluène) est aussi et surtout un puissant explosif. Mais le TNT national s'est avéré au mieux un feu de paille, au pire un pétard mouillé. Quand le syndicat des imams, sur le pied de guerre, a dégainé et tiré une salve de protestations et d'injonctions, le Théâtre National Tunisien, dans feu de l'action, a préféré, de guerre lasse ou de bonne guerre, prêter les flancs, desserrer les rangs et rappeler ses troupes. La paix des braves dirait-on !