En homme averti et lucide, Abid Briki, ministre de la fonction publique et de la gouvernance, se serait évité l'humiliation d'un limogeage s'il avait accordé un peu plus d'attention à la formule martiale, lourde de sens et de signification, devenue citation célèbre, de Jean Pierre Chevènement. En effet, celui-ci, alors ministre français de la recherche et de l'industrie, a assené en Mars 1983, sur le ton de la boutade et de la colère: "Un ministre, ça ferme sa gueule, et si ça veut l'ouvrir, ça démissionne." Joignant l'acte à la parole, il a présenté sa démission pour protester contre la "parenthèse libérale" décidée par le gouvernement, supposé de gauche, exprimant ainsi son désaccord avec la méthode et la conception de l'action gouvernementale. Jusqu'ici, le motif ayant précipité l'éviction d'Abid Briki semble autant léger que disproportionné. Youssef Chahed a justifié sa décision par le déraillement de son ministre, cognant : "Abid Briki a été écarté parce qu'il a dévié des règles de l'action gouvernementale". Ce dernier se serait rendu coupable d'avoir invoqué sa démission, dans la presse, sans en parler au préalable avec son chef de gouvernement. L'argument tient peu la route. On ne destitue pas un ministre par ce qu'il a fait part de quelques velléités de démissionner. Les véritables raisons sont ailleurs. Sinon, Youssef Chahed aurait-il congédié son ministre et anticipé cette imminente démission pour signifier qu'on ne démissionne pas de son gouvernement mais qu'on en est écarté, le cas échéant.
Peut-être qu'Abid Briki était allé trop en besogne en matière de gouvernance, de réforme de la fonction publique et surtout de corruption, en tout cas pas trop au goût de Youssef Chahed, de toute évidence.En effet, celui-ci n'a pas fait preuve d'une farouche détermination à conférer aux dossiers de corruption l'intérêt et l'effort qu'ils méritent. Trop d'atermoiement et d'approximation. Abid Briki dit détenir des secrets qu'il compte dévoiler au président de la république. S'il en a, pourquoi attendre d'être limogé pour en faire état ?! Pourquoi s'en ouvrir uniquement au chef d'Etat ? L'opinion publique nationale, et même internationale, sont en droit d'en connaitre les dessous.
Sur un autre plan, l'opposition en général, et le Front populaire en particulier ainsi que la centrale syndicale ont été les plus virulents contre le gouvernement Youssef Chahed. Abid Briki présente le profil tout désigné pour être mis à l'écart. Il se réclame à la fois de l'UGTT et du parti WATAD. Une parfaite tête à décapiter pour passer un message. Il est quand même paradoxal et non moins interpellant qu'un membre du patronat, l'Union Tunisienne de l'Industrie, du Commerce et de l'Artisanat (UTICA), en soit le remplaçant. Serait-il un autre message que le chef du gouvernement a bien voulu lancer ? D'ailleurs, pourquoi un homme de l'UTICA, chargée de gérer la réforme de la fonction publique et la gouvernance ? L'Administration nationale, plus habilitée à traiter ce genre de chantier, n'a plus de compétences pour en assumer la fonction et la responsabilité ?!
D'ailleurs, se sentant visée, l'UGTT a réagi sans se faire attendre. Un communiqué de protestation a été bombardé où elle estime que le remaniement partiel, notamment l'éviction d'Abid Briki, sans le dire d'une manière directe et franche, est une provocation et une menace contre la fonction publique. Et d'assener que ledit remaniement "traduit une volonté de faire échouer l'accord de Carthage et un abandon des principes et engagements que ce document a établis". En outre, apparemment, les partenaires politiques et sociaux, signataires du Pacte de Carthage, n'ont pas été consultés au sujet de ce remaniement partiel du gouvernement.
En réalité, Abid Briki, ministre bien classé dans l'échelle d'appréciation de par son engagement actif , son intégrité morale et sa résolution à faire bouger les lignes sur les questions critiques dont il a la charge, n'était qu'un fusible que Youssef Chahed a grillé pour d'autres raisons que celles qu'il a invoquées. Quel serait alors le fin fond de l'affaire?! Le chef du gouvernement doit des explications plus précises et plus objectives à ce sujet. Pour paraphraser Jean Pierre Chevènementet remettre sa réplique à la sauce nationale: "Un ministre, ça ferme sa gueule, et si ça veut l'ouvrir, ça se casse les reins." Typiquement tunisien !