Cette ville de l'intérieur a payé un lourd tribut à la chute de Ben Ali. Cinq mois après la révolution, le scepticisme l'emporte. Les habitants attendent toujours des nouvelles autorités qu'elles leur fournissent des emplois. Ils exigent aussi que justice soit faite. C'est une cité poussiéreuse entourée de collines arides, à quatre heures de route de Tunis et à mille lieues des stations balnéaires de la côte méditerranéenne. Kasserine, 100 000 habitants, est l'envers du décor du “miracle tunisien” si longtemps vanté par les thuriféraires du régime de Ben Ali. L'unique usine, une fabrique de pâte à papier, a été construite au tout début de l'indépendance, il y a un demi-siècle. En cinq ans, depuis 2005, elle a fermé six de ses sept unités de production. Principale activité de la ville : la contrebande avec l'Algérie, dont la frontière n'est qu'à 70 kilomètres. On y échange des paquets de macaronis et des conserves de tomates made in Tunisia contre des bidons d'essence, des cigarettes, des pneus ou des tiges de fer destinées à la construction. Il ne passe plus guère de trains sur la voie ferrée qui sépare les immeubles déglingués du centre-ville du quartier populaire d'Ezzouhour. Dans le faubourg délaissé, les égouts sont à ciel ouvert et seule la rue principale est goudronnée. Sur une petite place, un monument aux morts tout neuf: il a été érigé en hommage aux “martyrs de la révolution”. Entièrement financé par les habitants, il porte les noms de 19 jeunes gens tués par balle par les forces de l'ordre pendant le soulèvement de janvier. “Ce sont ceux de Kasserine qui ont creusé la tombe de Ben Ali”, affirme avec fierté Abdelwahab Homri, un professeur de mathématiques, militant syndical et membre du collectif local de sauvegarde de la révolution. Car la ville est celle qui a payé le plus lourd tribut à la chute de l'ancien régime. Celle aussi où tout s'est joué, les 8, 9 et 10 janvier, trois journées particulièrement meurtrières qui ont fait plus de 20 morts et 200 blessés, dont plusieurs dizaines par balle. Président de la commission chargée d'enquêter sur les “violations et abus” commis pendant les événements, Taoufik Bouderbala dévoilait, le 12 avril dernier à Tunis, ses premières conclusions. L'ancien régime, révélait-il, avait “ordonné le bombardement du quartier d'Ezzouhour, afin de faire plier la région et de mettre à genoux ses habitants” ; les armes à feu étaient utilisées “avec l'intention de tuer” par des “tireurs d'élite appartenant à des brigades de l'ordre public”. Certains d'entre eux, encagoulés, étaient postés sur les toits. A Kasserine, tout le monde les appelle les kanassa (snipers). Et certains disent que parmi eux, il y avait une femme… La vie de Wael Karafi a basculé en quelques instants le 10 janvier. Agé de 20 ans, titulaire depuis peu d'un CAP en électromécanique, il suivait avec beaucoup d'autres le cortège funèbre d'un camarade abattu l'avant-veille par les forces de l'ordre. Dans un premier temps, la police a tenté de leur barrer le passage en utilisant des gaz lacrymogènes. Puis ont éclaté des tirs. Il a eu le genou explosé. En quelques jours, la gangrène s'est installée, et les chirurgiens n'ont pas eu d'autre choix que de l'amputer. Aujourd'hui, le jeune homme apprend à marcher avec des béquilles. L'Etat tunisien lui a versé l'équivalent de 1500 euros pour solde de tout compte, comme à tous ceux qui ont été blessés par balle, et un collectif d'associations locales a convaincu le gouverneur (préfet) de lui offrir un poste de standardiste dans un établissement public. Il sera payé au Smic, l'équivalent de 125 euros par mois. “Trop peu”, juge-t-il. Afaf Idoudi, 20 ans tout juste elle aussi, a été touchée à la cuisse deux minutes après Wael, au cours des mêmes obsèques. Une mauvaise fracture du fémur l'a immobilisée pendant trois mois. La jeune fille recommence depuis peu à marcher, avec une canne. Mais elle n'est pas sûre de pouvoir reprendre ses études – elle préparait un CAP d'électricité – et s'inquiète pour son avenir. Elle voudrait que le gouverneur lui trouve, à elle aussi, un poste de standardiste. Le chômage des jeunes est ici un terrible fléau. Les deux frères d'Afaf font partie de ceux, nombreux, qui ont préféré quitter la ville et la Tunisie. Le premier a vécu quatre ans dans le sud de la France sans papiers avant d'obtenir, l'an dernier, un permis de séjour. Le second l'a rejoint en avril en passant, comme des milliers d'autres, par l'île de Lampedusa. Du temps de Ben Ali, les frontières étaient très contrôlées. Il fallait passer par la Libye, c'était très cher. Après la révolution, tout s'est ouvert, c'est devenu beaucoup plus facile”, explique Mohamed. A 30 ans, lui hésite à franchir le pas. Parce qu'il ne trouvait rien avec sa licence d'anglais, il s'est reconverti dans l'informatique et tient une boutique Internet dans le centre de Kasserine. Il touche 250 dinars (125 euros) par mois. Il montre le CV qu'il a préparé pour le gouvernorat: il a entendu dire qu'une usine de composants électroniques allait s'installer dans la ville et il tient à se mettre sur les rangs. “Il y a eu beaucoup de promesses, des ministres sont venus, ils ont parlé d'une zone industrielle, d'usines… Mais jusqu'ici nous n'avons rien vu de concret”, déplore de son côté Issam. A 28 ans, titulaire d'une maîtrise de tourisme, il est sans emploi depuis 2007. “On fait quoi, avec juste la liberté? Sans travail, il n'y a pas de dignité!” renchérit Adel. Lui a un master en logistique, il a effectué l'an dernier un stage à Dubai où il songe à repartir, malgré son attachement à sa ville. En attendant, il milite au sein d'une toute nouvelle association qui tente d'aider les jeunes à postuler pour un job ou une subvention. Il se méfie des partis qui ont “mis le grappin” sur la révolution. Issam et Adel passent le plus clair de leurs journées à tuer le temps dans un café de la ville. Ils ne sont pas les seuls. Qu'ils soient “populaires” – entendez avec une terrasse et une clientèle exclusivement masculine – ou “mixtes” – un peu plus branchés et fréquentés également par quelques jeunes femmes – les cafés de Kasserine sont le refuge préféré des chômeurs. L'expresso y coûte 300 millimes (15 centimes d'euros), le “direct” (café-crème) à peine plus cher. Et les cigarettes de contrebande se vendent à l'unité, au coin de la rue.