Sous nos cieux, dans nos villes et nos bourgs, dans notre capitale, si menue, si frêle – et combien majestueuse ! –, l'ouragan a déferlé un jour. Un certain 14 janvier 2011. Ce jour-là, une image m'a frappé : une jeune fille, portée par un camarade ou un amoureux, la tête ornée d'un Kabbous rouge écarlate, la main levée haut vers le ciel et le visage tout travaillé par un cri viscéral. C'est ce cri-là qui, dans ma tête survoltée par tant d'ineffables visions, a donné naissance au branle-bas auquel certains ont donné, par la suite, le nom, grandiloquent et impropre, de révolution. Un nom comme un autre, pas plus important qu'un autre, du moment qu'il désigne ce cri énorme, ce cri inextinguible qui s'est répercuté au fin fond de chacun de nous, au rythme d'un vers de Chebbi, qu'il n'est pas exagéré de soutenir que tous les Tunisiens connaissent par cœur : Le destin cède à la volonté du peuple dont l'ambition est de vivre. D'autres Tunisiens, absents ce jour-là, exigeraient, une fois leurs langues déliées, du haut des minbars qui leur étaient interdits, que cette insolente hérésie n'aurait jamais dû figurer dans notre hymne national, en admettant que ce dernier soit vraiment nécessaire. Ce jour-là, l'hérésie était scandée, psalmodiée, martelée par des centaines de milliers de gosiers, face à la hideuse bâtisse du ministère de l'intérieur, pris d'assaut par une foule compacte, hurlant avec la sublime obstination du rêve débridé : Ben Ali dégage. Il y avait aussi, à deux pas d'une meute de bêtes féroces, matraques en mains, qui tabassaient un sujet de son Excellence Zine El-abidine Ben Ali, en passe de changer de statut : ce jour-là, cet homme anonyme, rossé et piétiné par la horde déchaînée, ignorait qu'il allait pouvoir, le jour même, prétendre enfin au statut de citoyen ; à proximité de cette scène grandiose, il y avait un homme, portant lui aussi, comme la ravissante fille juchée sur les épaules de son amoureux, un kabbous rouge pivoine. […] Ces belles images, et bien d'autres encore, étaient l'emblème de ce grand soulèvement. A ce moment, personne ne parlait de révolution. Personne n'osait risquer un mot si pesant. On sentait, un peu partout dans la petite Tunisie, naguère sage et tranquille, que quelque chose allait survenir. Quelque chose de décisif, mais personne, ou presque, ne pensait que l'issue était toute proche et qu'elle allait être au-delà de toutes les espérances. Le soir même, le mot magique était sur toutes les langues. Le lendemain, il avait franchi nos frontières pour dévaster, avec une déconcertante aisance, le cosmos entier. Ce jour-là, il n'y avait pas la moindre barbe à l'horizon. Il n'y avait pas le moindre hijab ou niqab face aux matraques et aux bombes lacrymogènes. Les Tunisiens qui ont participé au dernier assaut, avaient les visages bien découverts. Ils s'étaient déjà dépouillés de leur peur. Sans cela, ils n'auraient jamais osé s'attaquer au symbole insolent du régime qui les avait humiliés deux décennies durant. Ce jour-là, les Tunisiens étaient debout devant l'inexpugnable citadelle de l'horreur. Personne n'avait eu l'idée de se prosterner ou de demander son secours au ciel. […] C'était cela notre révolution. Une simple secousse qui devrait s'avérer être un séisme d'une grande ampleur. Si grande en tout cas que le destin, cédant à l'injonction d'un poète, mort avant qu'il ne prenne conscience de son immense talent, ébranla le trône sur lequel se tenait l'horreur et, à la surprise de tous, l'obligea à déserter son royaume. C'était un séisme à notre mesure. La poésie a fait le reste. La surenchère politique a fini par tout falsifier. La littérature idéologique des illuminés et des opportunistes cyniques de tous bords, qui se sont pressés d'occuper les tribunes et les scènes, a confisqué ce beau rêve que nous croyons être notre enfant à tous. NDR : Ces extraits sont tirés d'un essai inédit, J'accuse, montés par notre rédaction sous le contrôle de l'auteur.