Tandis que le parlement iranien fait face à une vague de contestation visant l'interdiction du mariage des filles en dessous de dix ans et plaidant, pour des raisons religieuses, pour l'abaissement de cet âge légal à 9 ans, notre Tunisie, tous les jours, voit se développer des discours d'un autre âge, inimaginables pour certains citoyens mais qui ne semblent nullement gêner d'autres. S'il ne s'agissait que de discours, on pourrait se dire que c'est le prix de la démocratie, ce système où tous ont droit à la parole libre mais il s'agit d'actes et, le plus souvent d'actes violents ayant pour objectif d'imposer, en créant un climat de terreur, un mode de vie et une vision du monde que tout le monde ne partage pas, loin s'en faut. Ces actes sont le fait de jeunes gens qui adoptent une allure, des vêtements, un système de valeurs et une discipline d'existence qui nous paraissent étranges parce que nous les ressentons comme peu compatibles avec les caractéristiques propres à notre pays, non seulement depuis le bourguibisme qui a profondément marqué les mentalités mais quasiment depuis toujours. Une des constantes de nos conversations, ces derniers temps, est de comparer ces jeunes gens avec nos parents et nos grands-parents, profondément enracinés dans l'islam, élèves de la Zitouna, le plus souvent pratiquants et tous très croyants. Ces parents et grands-parents, nous en convenons tous, auraient été choqués par le comportement de ces jeunes gens se réclamant de la religion qui était leur référence principale à eux. Que la jeunesse soit idéaliste, cela n'a rien que de naturel, et qu'elle ait un peu tendance à hurler, cela aussi peut se comprendre et se supporter ; nous fûmes aussi, en notre temps, un peu agités et nous croyions tous ou presque aux "lendemains qui chantent", sous une forme ou sous une autre. Mais notre radicalisme n'allait pas totalement à contre-courant des valeurs que nous avaient inculquées et notre famille et l'école de la république qui nous avait formés, valeurs identitaires reposant sur un socle de culture arabo-musulmane mais aussi d'amour de la patrie, et valeurs humanistes plus universelles : liberté, travail, développement, modernité, égalité, tolérance, soutien aux peuples spoliés de leurs droits et aux causes justes. Ce qui est curieux dans cette jeunesse-là c'est que ses valeurs soient très différentes de celles que le système éducatif tunisien, depuis plus de cinquante ans, bon an mal an, malgré les dérives et les fonctionnalisations politiques, a essayé de promouvoir et de diffuser. Séduite par des valeurs d'importation non pas universelles mais très liées à un rite religieux non implanté jusque-là dans notre pays, le rite hanbalite, et à une doctrine religieuse, le wahhabisme, refusé en son temps par les oulémas tunisiens, elle tourne le dos et à l'islam autochtone, plutôt libéral et tolérant depuis toujours, à l'exception d'une parenthèse sanglante qui a vu le massacre des chiites sous le règne d'Al Moez ibn Badis, et à la modernité implantée par les pères de l'indépendance mais poursuivie bien avant, depuis l'époque de Kheireddine et d'Ahmed ibn Abi Dhiaf. Or ces jeunes gens et jeunes filles ont été formés dans le cadre d'un système éducatif dont les références éthiques et les finalités, depuis l'indépendance, n'ont pas connu de variations importantes, ce qui signifie clairement qu'en ce qui les concerne au moins, mais pas seulement en ce qui les concerne, il faut le craindre, ce système a manifestement manqué sa cible puisqu'ils se réfèrent à d'autres valeurs et se font les chantres actifs ou plutôt activistes d'une autre idéologie. Force est alors de penser que cette idéologie, ils en ont été pénétrés hors du système éducatif, dans les espaces libres créés ou activés à la suite de la révolution, ou par imprégnation satellitaire ou bien que le système éducatif n'était pas lui-même prémuni contre les dérives et que certaines des composantes de ce système travaillaient à le miner de l'intérieur. Plus généralement, on ne peut que constater l'inefficience de ce système basé sur une réussite massive et artificielle, non liée à l'acquisition réelle de compétences de discernement et d'esprit critique mais à la restitution de connaissances auxquelles la conscience demeure imperméable et qui n'induisent aucune transformation notoire chez les cohortes d'élèves ou d'étudiants qui se succèdent depuis de nombreuses années sur les bancs des écoles, collèges, lycées, universités et instituts de toutes sortes. Quand nous sortions de ces lieux de formation, à toutes les étapes de notre scolarité, nous étions, nous, différents, dans notre raisonnement, dans notre mode de vie, dans notre horizon d'attente, de ce que nous étions à l'orée de chacune de ces étapes. Nous avons été modelés en profondeur par notre scolarité, ce que me confirme chacune des réunions d'anciens condisciples de Sadiki auxquelles je participe et où voisinent, dans une grande convivialité, des gens ayant des convictions diverses mais une façon partagée de raisonner et de se comporter avec autrui. Aurions-nous pu un seul instant, il y a quelques années, imaginer que notre système éducatif puisse aboutir à cet échec dont témoignent de façon éloquente ses produits gagnés à toutes les valeurs contre lesquelles il a été instrumentalisé depuis l'indépendance ? Nous ne l'aurions pas pu mais sans doute l'aurions-nous dû car on ne pérennise pas un système en le vidant de ses principaux ressorts : l'exigence, la sélectivité, le culte du travail. Tout au plus peut-on aboutir, en procédant de la sorte, à un ersatz qui donne peut-être des connaissances – du reste les donne-t-il vraiment ? - mais en aucune façon ne forme les esprits ni ne transforme les mentalités. Il faudra à présent gérer collectivement les conséquences de cet échec, d'abord en en reconnaissant le caractère retentissant que révèlent les mesures et tests internationaux que l'on a pris soin de nous cacher pendant si longtemps, ensuite en prenant les décisions draconiennes et même impopulaires qui s'imposent si on veut retrouver une éducation vraiment populaire, élaborée et menée au service du peuple et non pour le caresser dans le sens du poil. C'est à ce prix-là que le système éducatif ne produira plus des citoyens qui le renieront et formeront le gros des troupes de ceux qui veulent y substituer une toute autre façon de concevoir l'homme et son éducation.