« Un syllogisme se compose de trois propositions une proposition dite « majeure », une proposition dite « mineure » – formant ce qu'on appelle les « prémisses » du raisonnement –, et une proposition dite de conclusion, qui est inférée à partir des deux prémisses ». Patrick Vignoles, La Perversité, p. 111 Le 6 février 2013, un homme est lâchement assassiné par des « inconnus ». Il s'en suit une crise politique aiguë qui précipite la fin du navet de pacotille intitulé grossièrement remaniement ministériel. Le chef de l'exécutif annonce solennellement son intention de composer un gouvernement de technocrates. Cette démarche, que l'opposition n'a pas cessé de revendiquer depuis belle lurette, devrait mettre fin à une crise durable, unique fruit palpable du gouvernement condamné par son propre chef. La Troïka, tant décriée, aurait donc rendu le souffle après avoir reconnu publiquement son échec. Une première entorse annonce, pour ceux qui s'obstinent à garder les yeux ouverts, qu'une nouvelle arnaque se prépare : le chef de l'exécutif décide de rester et, comble de la dérision, ne se décide point à démissionner de son parti, principal agent de la crise qui a malmené le pays durant plus d'une année. Une seconde entorse, encore plus vicieuse, accentue le malaise : des concertations devraient rassembler toutes les formations politiques : les sortants y figurent en très bonne place. Consensus oblige, tout le monde avale tant bien que mal cette énorme couleuvre. Arrive enfin le grand moment, le moment pathétique que tout le monde, à l'exception de l'équipe perdante, appelle de ses vœux : les concertations ont tourné court, par la faute de tous précise le chef de l'exécutif lors de son « pathétique » discours d'adieu, le peuple en premier ! Les perdants, que l'attentat de Chokri Belaïd a déstabilisé pour un moment, s'étant ressaisis entretemps, reviennent au galop, brandissant, haut dans le ciel, l'étendard d'une légitimité électorale périmée et occupent de nouveau les devants de la scène. La mascarade du sauvetage, entreprise par le chef de l'exécutif sortant, s'étant achevée, une nouvelle mascarade, encore plus macabre, commence : le chantre et le garant de la légitimité se hâte de ressusciter le régime défunt. Chokri Belaïd, quant à lui, est resté là où il est, plus mort que jamais. L'investiture d'Ali Larayeïd, l'homme dont le laxisme partisan a été à l'origine de sa mort, est un attentat symbolique dont l'objectif est d'enterrer l'idéal pour la réussite duquel le martyr a sacrifié sa vie. Il est bien clair que l'auteur de cette décision rocambolesque est loin de vouloir le bien de la Tunisie. En effet, la décision du président provisoire de la « république » (que je mets sciemment entre guillemets) de récompenser le responsable de la déroute du pays est un paradoxe dont la perversité, qui procède d'une logique légaliste vicieuse qu'il conviendrait d'analyser de plus près, est évidente. Le raisonnement, qui a été à l'origine de cette aberration, pourrait être appréhendé, à travers un syllogisme qui s'articulerait comme suit : La perversité, qui consiste dans le fait d'ériger « la violation de la logique en logique », procède d'une grossière mystification dont la conséquence la plus affligeante est d'avoir fait passer l'échec pour un mérite et d'avoir ainsi considéré le mal (l'échec) comme le tribut incontournable de la légitimité électorale (épuisée depuis le 23 octobre 2012), laquelle serait l'incarnation du bien suprême, même si elle devait – comme l'a prévu le chef de l'exécutif sortant – conduire à un fiasco qui précipiterait le pays dans le chaos. Le plus vicieux, dans cette conception formaliste de la légitimité, est qu'elle tourne sciemment le dos à un raisonnement, en accord avec le mode de gouvernement démocratique, qu'il est possible d'articuler sous forme d'un syllogisme dont les termes sont les suivants : La perversité, qui risque d'exacerber une crise déjà insoutenable, est d'avoir voulu démontrer, contrairement à toute logique, que « le mal » (l'échec d'Ennahdha et de ses acolytes) est la loi » (la légitimité électorale, déjà épuisée) ou, pire encore, « que le mal n'est pas le mal », ce qui constitue, ni plus ni moins, une négation de l'échec du gouvernement sortant, prélude nécessaire à son retour imminent sur la scène. Il est possible, en vertu de ces présupposés, de soutenir que « le bien (la légitimité) est un mal (l'échec prévu) et que ce mal, nécessaire semble-t-il d'après le président provisoire, est un bien (le respect formel de la loi). Il devient clair ainsi, comme le souligne Patrick Vignoles, que, dans ce contexte précis, « la distinction du bien et du mal n'a aucune importance parce qu'elle n'est pas la vérité de la nature ou n'a aucun fondement rationnel » (ibid., pp. 11-112). C'est au moyen de ce subterfuge grossier que le pays, meurtri jusqu'à la moelle, opère un retour à la case départ : la pauvre Tunisie devrait subir de nouveau l'insipide et fastidieux navet, le même qu'elle a cru, l'espace d'une semaine, avoir définitivement évacué. Les charognards, plus virulents que jamais, annulent leur démission et reviennent à la charge, exigeant, avec toute l'arrogance de la « légitimité », leur part du butin. Entretemps, les assassins de Chokri Belaïd, et leurs commanditaires évidents, continuent de courir. Rien ne presse, la priorité est à l'essentiel, et l'essentiel, ô peuple de Tunisie, c'est Ennahdha, colonne vertébrale du pays selon les dires de son président. Il n'est donc que trop normal que ce dernier réaffirme, avec une arrogance que lui confère son incontestable légitimité, la volonté de sa confrérie de rester au pouvoir jusqu'aux prochaines élections. Au fait, jusqu'à l'éternité tant il y aurait, dans le camp de ses adversaires présumés, des formations révolutionnaires qui accepteraient de la servir, bénévolement ou presque.