« Pour moi, qui n'ai pas la vaine superstition du langage, et qui, au contraire, possède au suprême degré la haine, presque le dégoût de la feuille de vigne que les hypocrites placent sur leurs discours, j'aborde résolument le taureau par les cornes, et j'essaie de faire, à mes risques et périls, ce que personne jusqu'ici n'a eu le courage de tenter ». Alfred Delvau, Dictionnaire érotique moderne, p. 8 Le propre d'un dictionnaire est d'être exhaustif, c'est-à-dire de faire le tour de l'horizon linguistique à un moment précis de l'histoire d'un peuple ou d'une nation. Cela veut dire qu'un dictionnaire est tenu de dire tout, absolument tout. Cette ambition aurait été possible si les dictionnaires avaient le pouvoir de se confectionner sans le concours de personne. Or, un dictionnaire est avant tout un homme, un profil, un horizon, un idéal, un talent et bien d'autres paramètres sans lesquels rien ne peut se faire imparfaitement, oui je dis bien imparfaitement. Il est intéressant de noter, à ce propos, que les talents néologiseurs d'autrefois (dont le président provisoire de la république ( ?), à qui l'on doit le fameux, et tristement célèbre, républinarchie([1])), établis aujourd'hui au pouvoir, ont subitement perdu leur verve et se sont réconciliés avec le lexique qu'il condamnait naguère, celui du fait accompli, du tout est bien, tout est beau, dans les meilleurs des mondes ! En ce qui me concerne, l'imperfection passe impérativement par la néologie parce que cette dernière – j'en suis intimement convaincu – est l'instrument du romanesque par excellence. Elle est aussi – et cela est de la plus haute importance – un instrument de prospection au service de l'esprit libre et innovateur, celui qui ne s'embarrasse d'aucune vérité occulte. Elle est enfin l'arme de l'intelligence contre le règne de la médiocratie, c'est-à-dire, tout à la fois, contre de la piétocratie([2]), la hideurocratie([3]) vestimentaire, civique, politique et morale, l'immobilocratie([4]) (pour le maintien de laquelle le locataire de Carthage est prêt à dresser des potences en plein avenue H. Bourguiba, son auguste prédécesseur qu'il a magistralement ignoré dans son discours frileux du 20 mars dernier), la formalocratie([5]) (au nom de laquelle la Troïka au pouvoir s'est attribuée une légitimité illimitée, renouvelable à volonté) la réactionocratie([6]) (mouvement présidé par celui qui se disait naguère militant des droits de l'homme et qui s'est converti, dès son entrée à Carthage, en un farouche gardien du temple), la sclérosocratie([7]), la ritualocratie([8]) (en vertu duquel seul importe le spectacle qui frappe et impressionne un public non averti que l'on fait exprès de parquer en dehors de l'espace convenu : la place publique ou le stade au lieu de la mosquée), la cultocratie([9]) de tous genres, la miraculocratie([10]), la sacralocratie([11]), la misogynocratie([12]), la phallocratie([13]), la cécitocratie([14]) (sœur jumelle de l'aveuglement) la crétinocratie([15]), voire la débilocratie([16]) génératrice de pédophilocratie([17]) (savamment entretenue par des fournées successives de malfrats amnistiés pour un oui ou pour un non) et de violocratie([18]) (un fléau qui ne concerne en rien madame la ministre de la femme), l'arroganocratie([19]) (magistralement illustrée par les héritiers légitimes des Trabelsi déchus), la violentocratie([20]) (animée par des Ligues que personne, en dehors de la Troïka, ne tolère l'existence), la miliciocratie([21]), l'attentatocratie([22]), la scélératocratie([23]), la logomachicratie([24]), voire la loghorrocratie([25]) ,dont la verve verbeuse des illusionnistes illuminés qui croient pouvoir, par leur diarrhée ridicule, changer l'ordre du monde. En un mot, contre la salafocratie([26]), de quelque nature et obédience qu'elle soit. La néologie est, pour toutes ces raisons, le parti-pris de la vie contre celui de la mort. Elle est ce qui fait la différence entre l'historien d'école et le romancier, cet archiviste de la société dont le souci primordial est d'être sur les traces de l'historien pour mettre en évidence ses omissions, ses extrapolations, ses généralisations, ses dérapages et ses ratages. Le rôle du romancier, dans les circonstances particulières par lesquelles passent aujourd'hui la Tunisie, est de dire, dans toute sa truculence, les réalités nouvelles que les professionnels du savoir abordent de manière froide, dans un jargon souvent inaccessible pour le commun des mortels. La mission du romancier est d'humaniser ou, ce qui revient strictement au même, de déshumaniser les dures évidences du moment, en soulignant leur caractère éminemment monstrueux, ceux-là mêmes que le savant d'école s'obstine d'envisager à travers le prisme de l'objectivité scientifique, autrement dit en tant que phénomène de société. Le romancier, lui, les envisage, sous un angle tout à fait différent, dans le cadre duquel la sheikhocratie, à titre d'exemple, serait avant tout une excroissance aberrante, de type régressif, et non une étape nécessaire dans le processus d'évolution de l'institution religieuse. Il ressort de ce qui précède que la néologie est le mode d'expression de la laïcité parce qu'elle ne peut s'accommoder d'aucun temple, d'aucune église. La néologie est l'antithèse de l'esprit de piété (qu'on pourrait dire également de fidélité) qui commande les esprits serviles, ceux pour lesquels la démission est le degré suprême de la créativité. C'est cet esprit précisément qu'incarne aujourd'hui la sheikhocratie – et en particulier la prédicocratie([27]), son expression activiste – qui se signale par son bellicisme à fleur de peau et son cynisme outrancier, perceptible dans l'enrôlement des enfants (l'un de leurs derniers martyrs, sur le front syrien, était âgé de seulement dix ans), sous couvert du jihad, pour servir une cause qui est loin d'être noble. Dans ce contexte, le plus atroce, c'est l'enrôlement des femmes, toujours sous couvert de jihad, pour se prostituer légalement sur tous les fronts où leurs héros s'emploient à pourfendre le taghout (le despotisme laïc) pour établir, sur ses ruines, le royaume d'Allah. A ce titre, la néologie est l'antithèse par excellence de la théologie. Elle s'en démarque par le fait, évident en somme, qu'elle n'est pas une création ex nihilo, mais un véritable acte de procréation, impliquant impérativement les actants humains appropriés. La néologie s'accommoderait mal d'un Jésus, mais se sentirait dans son élément en présence de tous les bâtards de l'univers. Aux théologèmes que la sheikhocratie s'évertue d'ériger en crédos, le romancier, faisant œuvre de lexicographe, oppose des néologèmes révolutionnaires (qu'on pourrait baptiser révolutionèmes), dont la particularité principale est qu'ils sont, par opposition aux théologèmes, résolument prospectifs, c'est-à-dire orientés vers l'avenir. Ces néologèmes sont impliqués dans des fictionèmes (autrement dit des mini-fictions, indépendantes les une des autres, qu'il conviendrait de considérer comme des créations révolutionnaires) et constituant ce qu'on pourrait appeler des romanèmes (des faits révolutionnaires dont on use à des fins romanesque, plus précisément esthétique), c'est-à-dire des scènes romanesques. C'est ainsi que chaque entrée de ce dictionnaire de la révolution tunisienne devrait être appréhendée comme un romanème (un roman englobé, ou un composant d'un roman englobant) où les citations, elles-mêmes les fruits du génie romanesque, constituent des fictionèmes, autrement dit les ingrédients d'une intrigue romanesque qui se lirait à deux niveaux. Le premier, que je dirai microstructurel, se rapporte aux romanèmes, considérés les uns indépendamment des autres. Le second, que je dirai macrostructurel, concerne l'œuvre dans sa totalité, aujourd'hui, encore à l'état de chantier. Cette manière d'envisager la réalité révolutionnaire tunisienne procède d'une conviction selon laquelle la révolution est, avant tout, une réalité langagière, c'est-à-dire une invention ininterrompue, un apport toujours renouvelé, une œuvre en perpétuel devenir et non la récupération d'un lexique ancien, désuet et hors d'usage, d'un passé et d'un univers révolus à jamais. C'est en raison de cela que certains théologèmes, aujourd'hui en vogue sur les plateaux des télévisions et dans les mosquées, converties en tribunes politiques, des fois mêmes en champ de bataille, sonnent comme des obscénités à cause de leur anachronisme, de leur absurdité même, voire de leur ridicule. Pataudes, grotesques et malhabiles, ces monstres d'un autre âge sont intéressants par leurs effets parodiques. En eux-mêmes, ils sont nuls, c'est-à-dire qu'ils constituent un néant sémantique ou, pour parler comme Roland Barthes, un scandale sémiotique. Tout le registre de l'horreur se situe dans ce cadre et prouve, si besoin est, que la mort ne saurait générer autre chose que la mort ou, comme dans la littérature et le cinéma fantastiques, des créatures monstrueuses qui n'ont, de la vie, que l'apparence. La flagellation (brandie par l'Ange en chef pour défendre l'honneur de son beau-fils), la lapidation (dont un béni ignare a menacé dernièrement la jeune femme qui a osé lui rappeler que son corps est sa propriété à elle, et à elle seule), la décapitation, l'écartèlement, l'empalement, l'excision (qu'un éminent chirurgien, imprégné jusqu'à la moelle des bienfaits d'un savoir surnaturel, assure qu'elle est une banale opération de chirurgie esthétique), l'ablation (d'une main, d'un pied ou des deux à la fois, pratique glorifiée par un député qui siège peinardement sous la voûte de l'ANC aux frais du contribuable pour participer à la rédaction d'une constitution qu'il est, le premier, à en contester la légitimité) et le califat (sixième ou millième, peu importe puisqu'il serait, dans tous les cas, l'instance étatique ( ?) qui se chargerait de mettre ces horreurs en pratique ; toutes ces merveilles des temps primordiaux, tant convoités aujourd'hui par la théocratie en place, sont les ogres, les goules, les vampires, les loups-garous et les zombis qui désolent aujourd'hui le paysage tunisien.