« S'imaginer que le bonheur est à jamais derrière nous, soutenir que le progrès est une illusion, voir l'avenir comme une menace constitue un des signes les plus sûrs de la sénilité ».Jean d'Ormesson Il est difficile pour les hommes, mâles et femelles de plus de cinquante ans, de comprendre ce qui se passe actuellement dans les sociétés postrévolutionnaires des pays dits du printemps arabe. Pour certains d'entre eux, le spectacle d'une femme niqabée relève de l'extravagance pure et simple, surtout dans un pays comme la Tunisie où cet accoutrement grotesque ne fait pas partie de ses traditions vestimentaires séculaires. Il en est de même de ces costumes afghans que portent ceux qui se disent salafistes, pour ressembler, prétendent-ils, aux musulmans d'antan. Ces passéistes convaincus, sous l'emprise d'une piété formaliste éclectique (et donc opportuniste), oublient souvent que le conformisme, qu'ils ont érigé en dogme, n'a de sens que s'il est appliqué intégralement. Pour être en accord avec leur dogme passéiste, les soi-disant salafistes de notre temps doivent renoncer à toutes les commodités de la vie moderne. Si les habits de notre époque sont préjudiciables à la foi, la radio, le téléviseur, le réfrigérateur, le téléphone portable, les moyens de transport, les médicaments, et bien d'autres facilités, devront être considérées, en toute logique, comme pernicieuses. Un salafiste conséquent se doit de se conformer scrupuleusement à son modèle. Voilà pourquoi, il doit se déplacer à pieds ou à dos de bêtes de somme, s'interdire de recourir à autre chose qu'à sa voix, ne manger que les mets que ses saints aïeuls consommaient, ne rien lire qui soit en contradiction avec les sacro-saintes prescriptions religieuses, ne résider que dans l'environnement où ces aïeuls étaient censés avoir vécu. Cela revient à dire que le salafiste authentique, pour le salut de son âme, doit rompre définitivement avec les temps modernes. Ces rigoristes d'un autre âge dont certains, nous n'en doutons pas, sont sincères, devraient cependant faire l'effort de se rappeler que l'Islam est une religion vieille de quinze siècles et qu'il est partant inconcevable que des milliers de générations de musulmans, qui n'avaient pas leur engouement pour le saint salèf, dont leurs propres parents, aient été, pour cela, dans l'erreur. Ils devraient faire l'effort de mieux connaître le patrimoine dont ils se réclament et se rappeler seulement que l'Islam a donné naissance à une civilisation brillante et pétillante de vie qui, sur un certain nombre de plans, n'a rien à voir avec les représentations tatillonnes qu'ils se font du dogme et de la piété. Pour s'en rendre compte, il suffit de se dégager du carcan de la théologie. Si les allégations outrancières des salafistes étaient vraies, les musulmans primitifs, et ceux du moyen âge, s'y seraient scrupuleusement conformés. Or, l'histoire de la nation islamique prouve le contraire. Bien plus, l'Etat monarchique islamique, dit califat, s'est toujours montré particulièrement vigilant dans sa lutte contre l'extrémisme religieux, de quelque obédience qu'il soit. Qu'il s'agisse des omeyyades ou des abbasides, la tendance générale était pour la modération. Les sceptiques devraient se donner la peine de lire les grands poètes de ces époques révolues et feuilleter les vingt cinq volumes qui composent la somme d'un certain Abou Al-faraj al-Asphahani, intitulée Al-aghani, autrement dit Les Chansons. Douze siècles après la mort de cette figure de proue de la littérature médiévale classique, des voix discordantes s'élèvent pour soutenir que l'Islam ne tolère ni musique ni chanson ! Cela reviendrait à dire tout d'abord que les quinze siècles d'histoire de la nation islamique devraient être placés entièrement sous le signe de l'apostasie pure et simple. Cela reviendrait à dire également que l'histoire de l'Islam – le vrai – commence avec l'émergence du salafisme, d'obédience kharijite. Cela reviendrait à dire enfin que le monde arabo-musulman devrait être reconquis et contraint, par la force des armes, à embrasser la foi droite, autrement dit salafiste, dont l'ambition est de refreiner, dans l'homme, son élan vers la vie. La cité salafiste idéale ressemblerait à un immense cimetière où des morts-vivants s'emploient à réussir leur mort effective, celle qui les transporterait dans la vraie vie, qui plus est éternelle. Les Aslèf dont se réclament les salafistes, qui partagent aujourd'hui notre monde, n'étaient pas salafistes, tout simplement parce qu'ils ont laissé libre cours à leur raison. C'est ainsi que, moins de dix ans après la mort du prophète, Omar Ibn al-Khattab s'est permis d'annuler, sans s'en émouvoir outre mesure, les dispositions coraniques (la Shari'a n'existait pas alors) en matière de vol. Cela veut dire qu'aux yeux de ce compagnon du prophète, la vie passe avant les prescriptions du saint Livre. Il ne fait pas de doute que le second calife de Mahomet était conscient que les dispositions religieuses, en matière de justice, devraient être réaménagées en fonction des circonstances. C'est cette loi de l'abrogation, dont a usé le prophète en personne, que les salafistes annulent aujourd'hui en s'interdisant d'aller à l'encontre du Livre. Nous en déduisons que ces derniers ne sont pas seulement en retard sur leur époque, mais ils sont en retard sur les aslèf qu'ils prétendent imiter, dont le grand Omar Ibn al-Khattab. Ce dernier a, sur eux, le mérite d'être un homme rationaliste. Il aurait compris, lui, que la piété n'est pas dans l'application servile des dispositions légales. Bien d'autres exemples, qu'il serait fastidieux de mentionner dans cet aperçu, prouvent que ce qui importait, aux yeux de ce commandeur des croyants, était le bien-être de ses administrés parce qu'il était intuitivement conscient que l'impératif humain, autrement dit historique, passe avant l'impératif théologique. A ce titre, les salafistes sont en retard sur tous les aslèf dont ils se réclament, dont Ibn Teymiyya. Ce dernier, comme Omar Ibn al-Khattab, s'est opposé à presque l'ensemble des théologiens de son temps parce qu'il avait une thèse à défendre. Les salafistes d'aujourd'hui se contentent, eux, de défendre les thèses de tous ces morts. Tout vivants qu'ils sont, ils ne s'offusquent pas de confier leur sort à des morts. C'est pourquoi dans la cité salafiste idéale, rien ne serait possible. Le sport, avec toutes ses spécialités, le théâtre, le cinéma, la danse, la chanson et la musique seront catégoriquement prohibés pour tous et en particulier pour les femmes. La littérature, l'activité subversive par excellence, devra être soumise au service de la foi ou disparaître. En dehors de la littérature, dite islamique (qui serait une sorte de salade édificatrice sirupeuse et insipide), la gente pieuse s'accommode très mal des œuvres d'imagination. Abou Nouwas, le contemporain du fameux Haroun Al-rachid, ne sera le bienvenu nulle part. La philosophie, quant à elle, l'émanation satanique de la raison, n'a plus sa place dans une cité où les œuvres d'Averroès et consorts seront brulées sur la place publique. Abou al-Âla al-Mâarri et Abou Hayyen al-Taouhidi, et bien d'autres génies de la littérature philosophique de l'Islam médiéval, devront être, eux aussi, à l'instar des Mille et une nuits, condamnés au feu. Il va sans dire que, dans cette cité austère et rébarbative Abou al-Kacem Chebbi, Ali Douagi, Béchir Khraïef, Mahmoud Messa'idi, Tahar Haddad, Taha Husseïen, Ali Abderrazik, Faraj Fouda, Nasr Hamèd Abou Zid, Oum Kalthoum, Mohamed Abdelwahab, Saliha, Ali Riahi, Habiba M'sika et Cheikh Ifrit sont, tous autant qu'ils sont, des créatures diaboliques qu'il faudrait condamner au silence. Dans la cité salafiste idéale, seule la parole d'Allah devrait se faire entendre. La communauté des croyants y trouverait le réconfort nécessaire pour supporter le calvaire d'une existence terne et fastidieuse qu'il sont condamnés de subir pour mériter le salut. L'unique musique tolérée est celle des plaintes et des cris de douleur qui émanent des cortèges de suppliciés dans les gibets et sur les bûchers. Il n'est pas excessif, compte tenu de ce qui précède, de voir dans le projet salafiste, promu par des Abou Iyadh, Ridha Bel Haj, al-Khatib al-Idrici et Rached Gannouchi, un véritable génocide dont les victimes privilégiées sont l'histoire et la civilisation, autrement dit la vie. Il suffit de voir les horreurs qui se pratiquent dans les jardins d'enfants et les écoles, dites coraniques, pour se rendre compte de l'ampleur du désastre. De tous ces promoteurs du néant, R. Gannouchi et Abdelfattah Mourou sont, de toute évidence, les plus condamnables, parce qu'ils ont autorisé et encouragé ce crime alors qu'ils ont la possibilité de l'empêcher. Le dernier n'a-t-l pas annoncé, à Wajdi Ghnim, sans sourciller, qu'Ennahdha n'espère rien des générations corrompues, élevées sur les bancs de l'école républicaine ? C'est pourquoi, pour faire aboutir son projet de société rétrograde, elle entend séparer les enfants de leurs parents. En termes juridiques, cela s'appelle un rapt. Les établissements religieux, qui ont poussé comme des champignons avec la bénédiction des deux chefs de gouvernements islamiques, du ministre de la femme et de la famille, des présidents de la république et de l'ANC, sont des établissements carcéraux où des enfants, souvent de bas âges, sont soumis, au nom d'une piété maladive et criminelle, aux pires tortures. Tout cela se pratique sous la bannière d'un Etat qui se dit être l'émanation de la révolution de la liberté et de la dignité ! La société civile ne doit pas compter sur les politiciens pour mettre fin à cette hécatombe. Ces derniers ont d'autres chats à fouetter. Ils sont tellement occupés par leurs débats byzantins, au sein de ce qu'ils feignent toujours de prendre pour un « dialogue national », qu'ils n'entendent pas les cris de secours de l'enfance tunisienne martyrisée par le démon salafiste, toutes tendances confondues, dont la plus virulente est, paradoxalement, la tendance qui se dit modérée. Il serait bon que les Tunisiens écoutent de nouveau les conseils que R. Gannouchi a prodigués, dans la fameuse vidéo fuitée, à ses enfants salafistes. Ils auraient froid dans le dos en réalisant que le rouleau compresseur, de ce que cet esprit éclairé appelle al-tadafo', n'épargnerait rien dans la Tunisie moderne, œuvre du satanique et exécrable Habib Bourguiba. Les terroristes les plus pernicieux ne sont pas ceux qui portent les armes, mais ceux qui, sous des dehors agréables, hantent l'espace public et y distillent leur venin doucereux. C'est pourquoi la force brutale des idées est, de loin, plus destructrice. Et c'est précisément pour cette raison que l'arme de destruction massive du tadafo', de l'idéologue R. Gannouchi, a fait plus de morts que les terroristes retranchés dans les montagnes. Cette théorie meurtrière, qui ne le cède en rien au fascisme et au nazisme, est le terreau fertile du terrorisme des futures décennies. Les séquestrés des écoles coraniques auraient grandi entretemps et seraient prêts pour livrer la bataille décisive à la société impie. Ce jour-là, plus rien ne résisterait à la ruée victorieuse de l'armée d'Allah. Selon les vues des Gannouchi et des Mourou, la Tunisie islamiste naîtrait dans un délai maximum de quinze ans. Ce jour-là, plus une femme n'oserait se risquer dans la rue sans son hijab, plus un homme n'oserait se proclamer agnostique ou – quelle horreur ! – athée.