Jeudi 12 juin a démarré, au Brésil, la vingtième Coupe du monde de football sur fond de contestation sociale, au Brésil même, mais aussi dans d'autres pays où on évoque soit les démunis nationaux soit les victimes d'intrusions hégémoniques de certains pays dans d'autres. Faut-il pour autant arrêter le football ? Faut-il éviter aux gens cet opium antirévolutionnaire, pour qu'ils restent branchés sur leur propre misère et sur le non moins nécessaire engagement pour chercher à les améliorer ? Les réponses ne sont sûrement pas toutes les mêmes et c'est peut-être tant mieux. Je ne vous cache pas que pour ma part, autant je suis sensible aux malheurs d'autrui, aux miens aussi évidemment, autant je n'aimerais pas me priver d'une manifestation comme la Coupe du monde, l'une des rares à nous offrir parfois de jolis spectacles et des ambiances agréables. Il faut de tout pour faire un monde et je ne crois pas que je vais bientôt cesser d'y croire ! Bref, c'est avec plaisir que j'ai regardé le match d'ouverture entre le Brésil et la Croatie et pendant le match, j'ai pu admirer l'élan de patriotisme des Brésiliens en chœur de football, malgré leurs divergences internes et j'ai eu encore la confirmation que les Brésiliens peuvent contester le pouvoir en temps de foot, mais jamais contester le foot. Ce dernier est en effet devenu une partie d'eux-mêmes, un incontournable fait de société, plus même qu'en Angleterre où ce pays a pu naître ou en Espagne ou Italie où il est devenu un nerf moteur. Savez-vous qu'au brésil, les matchs de quartiers, vendredi après-midi, ont des supporters inconditionnels et des arbitres officiels désignés par une fédération appropriée ? Savez-vous quand le Brésil perd un match important, c'est presque un deuil national ? Cela me rappelle la Coupe du monde de 1970, au Mexique, quand le Brésil a remporté définitivement la coupe Jules Rimet (l'initiateur de la Coupe du monde), pour l'avoir gagnée trois fois : au retour chez lui, Pelé a du faire une annonce publique pour prier ses fans d'arrêter d'entasser les cadeaux de valeurs à l'entrée de sa maison. J'ai donc pensé encore à la Coupe du monde 1970 à l'occasion de ce premier match Brésil-Croatie et pendant que je le regardais, j'ai dit à mon compagnon de spectacle, dans les moments les plus difficiles pour le Brésil, que celui-ci allait gagner sur un score qui pourrait être de 4 à un, et que c'est la Croatie qui marquerait en premier. Le score final a été de trois à un certes, mais le but croate ayant été marqué par un brésilien, le pronostic y est presque. En fait, il n'y en moi nulle prophétie et je ne crois pas avoir un quelconque don de divination. C'est tout simplement un petit parallèle établi entre ce match et celui du 3 juin 1970 contre la Tchécoslovaquie d'alors, au Mexique. J'avoue qu'il m'est difficile de retrouver dans l'équipe actuelle du Brésil les mêmes talents exceptionnels de l'époque : les Pelé, Tostao, Rivellino, Jairzinho, Carlos Alberto et consorts. Cependant, quelque chose me dit que le système de jeu adopté par Luiz Felipe Scolari est bien le même, celui-là qu'on appelle le « football d'improvisation ». D'aucuns se rappellent sans doute que les journalistes de 1970, en faisant le tour des équipes finalistes pour superviser leurs entrainements, avaient trouvé une équipe du Brésil qui ne faisait que jongler avec le ballon, consolidant une maîtrise absolue de la balle par tous les joueurs. Ils ont appelé cela « le folklore brésilien ». Du coup, le jeu du Brésil devenait un spectacle imposant son propre rythme à toute équipe adverse et dépendant de l'improvisation de l'instant d'illumination qui se déclenchait du pied d'un joueur et communiquait le courant d'accélération technique jusqu'au but ou presque. A l'époque Kopa, peut-être le plus grand joueur français de football, regardait le match en circuit fermé avec l'équipe du magazine L'Equipe. Et pendant que tout le monde se lassait de la lenteur d'une équipe brésilienne sur laquelle tout le monde mettait son espoir ou son pronostic et qui accusait un but de retard, Kopa s'écria : « Attention, la machine brésilienne a commencé ! ». Aussitôt trois buts sont marqués avant le quatrième ne vienne clôturer l'addition et le spectateurs se régalèrent des coups de génie de Pelé, incontestable meilleur joueur du monde malgré certains classements préférant Maradona (suffit-il pour cela de signaler qu'un joueur à deux pieds est toujours meilleur qu'un joueur à un seul pied ?), et des virtuosités techniques de presque tous les joueurs en jaune et bleu. C'est d'ailleurs dans ce match que, pour la première fois, Pelé eut ce geste sensationnel que plusieurs joueurs essaient d'imiter depuis, en exécutant un lob extraordinaire du milieu du terrain sur le gardien de but tchèque Ivo Viktor qui n'encaissa certes pas le but mais qui mit 10 minutes au moins pour se redresser du geste acrobatique qu'il dut faire pour essayer de sauver sa cage. La question est donc de savoir si l'équipe actuelle du Brésil est capable d'une telle performance. Il est vrai que le système de jeu est le même, on a pu s'en rendre compte lors du match contre la Croatie ; que plusieurs individualités sont d'un grand talent, elles l'ont montré dans cette rencontre ; mais le génie créateur et inventif des Grands de 1970 sera-t-il à la portée de cette équipe ? Osons l'espérer, rien que pour la beauté du jeu car, au rythme du folklore brésilien, on ne peut s'empêcher de danser.