Descendant, affirment ses compagnons de «la hawza ilmiya» de Najaf, du septième imam infaillible, Mûsa al-Kâzem, mort empoisonné en 803, pendant le règne de Haroun Errachid, l'Ayatollah Baqer As-Sadr, né au début des années 30 du siècle dernier, dans les faubourgs nord de Bagdad, à Kazimiya, entreprend, à vingt ans, après avoir obtenu le degré d'ijtihad (fait exceptionnel à son âge), de publier, à un rythme accéléré, des traités de fiqh, de philosophie, des essais d'économie et des uvres polémiques, dont l'originalité, la profondeur et la force dialectique tiennent au long détour du jeune alim dans les difficiles ouvrages des grands juristes de l'islam des premiers siècles, les méandres du matérialisme historique et les dernières réflexions structurales du monde occidentale. Si les écrits de Sayed Qotb et ceux de ses prédécesseurs, Rachid Ridha, Mohammed Abdo, Mawdoudi, de nature plutôt littéraire, demeurent en deçà de la réflexion et du travail systématique de Baqer As-Sadr, c'est parce que le fils de Kazimiya, habilement inspiré de Tusi, Hili, Mawardi, Ibn Quadama, Sarakhsi, des traités de droit chafiite, d'éminents savants sunnites et de tout l'héritage éclectique chiite, a présenté, sa vie durant, une uvre raisonnée, sérieusement documentée, fondée sur les bases logiques de l'induction. Quand on connaît l'aridité des textes médiévaux, la difficulté du déchiffrement et la concentration mentale sollicitée pour trouver son chemin dans leurs longues et nombreuses digressions, l'effort d'adaptation de Sadr paraît immense. Conscient de la vitalité de la scène sociale irakienne, du dynamisme intellectuel légendaire de ses élites urbaines politisées à l'excès et du redoutable challenge que constitue une campagne d'islamisation, imprégnée de dévotion aux Imams, dans un contexte moyen-oriental multiconfessionnel, il s'efforce, grâce à un effort de catégorisation des concepts sociaux, de faire passer le discours religieux dans la sphère du politique, d'évoluer avec compétence dans les dédales des jurisprudences sunnites et chiites, de poser une problématique économique islamique (le best seller «Notre Economie») dans un monde musulman, déchiré entre l'attrait du socialisme et l'emprise du capitalisme et de donner un contenu précis à la théorie du «Wilayat Faqih», ultime stade des revendications du clergé mahdiste au fil des âges, qui investit ainsi le domaine des sciences politiques modernes, loin du discours scabreux des religieux. L'institutionnalisation de la marja'iyya, le mot d'ordre du «Wilayyat Faqih» et l'éclectisme des concepts abordés dans «la note préliminaire du fiqh» de Baqer As-Sadr, première ébauche du projet de Constitution de la République Islamique d'Iran, ont inauguré une ère nouvelle au sein du dogme duodécimain, une véritable révolution dans la révolution, marqué une rupture radicale avec la foi traditionnelle, quiétiste, historiquement hostile à une évolution qui tend à attribuer davantage de pouvoirs aux mujtahid, rapproché, d'une manière singulière, la confession chiite, que certains fondamentalistes wahhabites n'hésitent pas à taxer d'hérésie, des catégories de pensées modernes occidentales, soucieuses, depuis les siècles des lumières, de coller aux réalités sociales, d'interpréter la complexité des relations humaines et de charrier le progrès. En se plaçant nettement sur le terrain politique, de tout temps l'apanage des notabilités civiles et militaires du monde arabo-musulman, les villes saintes de Mésopotamie, où les conclaves religieux, près du tombeau scintillent d'or du 4ème Calife, à Najaf et du mausolée de son fils Hussein, figure sacrificielle et émotionnelle, au cur de Karbala, chantent et pleurent, depuis mille ans, la gloire perdue du clan hachémite, ont transformé une bonne partie de l'éthique religieuse, arborée désormais en instrument de conquête du pouvoir, privilégié, dans l'adhésion à la foi, une démarche individuelle consciente et raisonnée et provoqué l'avènement d'une nouvelle donne géopolitique dans une région fragilisée déjà sur le plan identitaire, social et économique. Cependant, le message transcendantal, offensif et rationaliste de l'Ayatollah Baqer As-Sadr et de ses compagnons, certes encore loin de faire l'unanimité, de nos jours, même parmi le clergé chiite (l'un des marjaâ les plus importants d'Iran, l'Ayatollah Hassan Tabâtabaî, n'a pas cessé, depuis 1987, de condamner l'intrusion de ses coreligionnaires de Qom dans les affaires de la cité), offre aux masses musulmanes, de Karatchi à la banlieue sud de Beyrouth, de Koufa aux faubourgs du Caire, éprises de progrès, de dignité et de justice sociale, une étonnante modernité, une revanche salutaire sur les bricolages d'identités étriquées, un retour dans l'histoire, débarrassé des pesanteurs schizophréniques, loin des plagiats des idéologies occidentales dont la construction baathiste ou ismati constituent l'un des derniers avatars, encore présents dans certains pays arabes.