Ain Draham, un mois après le froid glacial et la neige exceptionnelle qu'a connus cette délégation, est loin de panser ses plaies. Elle est toujours une zone sinistrée. Le principe de «la catastrophe qui génère une autre» s'est appliqué, de manière parfaite, à ce bien beau village et aux beaux sites ruraux situés à ses environs. La neige exceptionnelle de cet hiver a provoqué l'isolement de plusieurs communautés rurales, des glissements de terrain spectaculaires et des inondations des plaines de Bousalem et de Medjez El Bab par l'effet du dégel et le gonflement des eaux des barrages, des crues de l'oued Medjerda certes mais aussi des lâchers d'eau forcés des barrages de Ben Métir et de Bouhertma. La neige et l'eau pluviale, deux ressources naturelles bénites que tout un chacun souhaite en profiter et disposer à des fins soit touristiques ou économiques sont, hélas, perçues, dans cette contrée montagneuse, comme de véritables malédictions, voire comme des menaces sérieuses pour leur survie. Il suffit de constater les dégâts pour s'en rendre compte. Sur la route Béja-Ain Draham, une des voies les plus sûres actuellement, le spectacle est à la fois beau et désolant. Beau au regard des chutes d'eau provenant des sources montagneuses et de la générosité de la nature. Désolant au regard du reste. Partout des éboulements. Partout, des blocs de rochers de plusieurs tonnes bloquent en partie la route. Partout des routes éventrées. Partout des glissements de terrain. Partout des arbres coupés jonchent la route. Et comme un malheur n'arrive jamais seul, un brouillard envahissant comme une lave de volcan était au rendez-vous, samedi 10 mars 2012, pour compliquer la vue et la circulation. Heureusement, j'étais apparemment le seul fou à s'aventurer dans ce paysage sinistré. Les rares personnes rencontrées sont soit des bergères et des bergers accompagnés de leurs maigres troupeaux d'ovins, soit des écoliers et écolières encadrés par des mères militantes, soit des garde-forestiers. Avec le brouillard, tous avaient le même profil, celui de silhouettes informes en mouvement. Quand on leur demande si on pouvait continuer à rouler, sans problèmes, sur cette route, ces montagnards nous répondent par l'affirmative avec une grande gentillesse, mais ne sourient jamais. L'air abattus, ils semblent avoir perdu le sourire. En poussant la discussion avec Mme Nawara Brinsi, habitante de l'agglomération Tebeinia, on a senti une inquiétude profonde du projet du gouvernement de transférer les communautés affectées par les glissements de terrain dans d'autres zones plus sûres. C'est le cas des habitants des douars K'raymia et H'saynia (5 km d'Ain Draham). Elle estime que ce projet, pour peu qu'il se réalise, est une véritable catastrophe humaine en ce sens où les centaines de personnes concernées sont toutes âgées et risquent de tout perdre: vergers, bétail et lieux de mémoire. Pour elle, un tel projet ne fera que reporter la solution des problèmes. Le plus important, dit-elle, est de boiser les versants, d'entretenir les canalisations d'évacuation des eaux pluviales des routes lesquelles, à défaut d'entretien, sont obstruées, des décennies durant, et surtout de créer des sources de revenus en développent sur ces mêmes versants des arbres fruitiers à haute valeur marchande (avocatiers, noyers ). Il faut reconnaître que cette approche développementaliste de cette grande lady de Kroumirie est pleine de bon sens dans la mesure où les politiques de villagisation (regroupements d'habitats disparates pour réduire les coûts ) suivie, depuis l'indépendance, par Bourguiba, d'abord, avec ces fameux «Malagi» (villages - abris) et ensuite, par Ben Ali avec ces agglomérations précaires créées par le biais du Fonds 26-26, n'ont pas donné de résultats tangibles. Ailleurs, cette même politique de villagisation a provoqué de graves famines en Ethiopie en ce sens où, en poussant les gens à se regrouper en villages artificiels sans âme, on les amène à abandonner leurs terres agricoles et à se priver de leurs seules sources de subsistance. C'est pour dire, in fine, que l'Etat tunisien doit cesser de recourir à ces solutions de facilité qui lui permettent de se débarrasser, provisoirement (un provisoire qui a duré 50 ans), des problèmes et de ne jamais uvrer à les résoudre radicalement. Il est également de son devoir, aussi, de faire preuve, plus que jamais, de professionnalisme développemental et de s'employer à fixer la terre avant de fixer les gens. Les gens de cette contrée, sédentarisés et adossés à des sources de revenus stables et à une infrastructure fiable, ne peuvent que l'aider à mener ce projet.