Edito du "Monde". Près de six mois après l'assassinat de Chokri Belaïd, un autre opposant au pouvoir islamiste a été tué en Tunisie. Mohamed Brahmi, député de gauche à l'Assemblée nationale constituante, est mort, jeudi 25 juillet, devant chez lui, à Tunis, sous les yeux de sa famille, le corps criblé de balles tirées par deux inconnus circulant à moto. Même modus operandi que pour Chokri Belaïd. Mêmes auteurs ? Les assassins n'ont pas seulement choisi leur cible : un laïque de gauche proche des syndicats et un critique du pouvoir islamiste. Ils ont également choisi leur date: le 25 juillet, jour où la Tunisie célèbre, comme chaque année, l'avènement de la République en 1956. Pour le chef du parti Ennahdha au pouvoir depuis octobre 2011, Rached Ghannouchi, pour le président de la République, Moncef Marzouki, et pour les responsables du gouvernement, l'objectif des assassins est clair: faire capoter la transition démocratique et démontrer que le "printemps arabe" tunisien est un échec. Pourtant, la Tunisie ne s'en sort pas si mal. Après des mois de passes d'armes verbales parfois indécentes et une importante perte de temps, préjudiciable à l'économie tunisienne, l'Assemblée dominée par Ennahdha venait de s'entendre sur une nouvelle Constitution. Un grand pas venait d'être franchi. Nul ne sait aujourd'hui qui est derrière cet assassinat. Mais, dès l'annonce de la mort de l'opposant, le regard accusateur de nombre de Tunisiens surtout dans la frange laïque, qui ne se retrouve pas dans l'islamisme modéré d'Ennahdha et vit sous la menace croissante des violences de nombreux groupes islamistes s'est tourné vers le parti au pouvoir. Comme après la mort de Chokri Belaïd, attribuée à des islamistes radicaux, des permanences d'Ennahdha ont été incendiées en province. Des manifestants se sont réunis devant les bâtiments du gouvernement pour demander sa démission. Un appel à la grève générale a été lancé par l'UGTT, le principal syndicat tunisien. Pourtant, si Ennahdha a fait de nombreuses erreurs depuis son arrivée au pouvoir, les autres acteurs de la vie politique, sociale et syndicale portent aussi leur part de responsabilité. Plutôt que de tendre la main à certains éléments d'Ennahdha, chacun a joué son jeu, en faisant fi de l'intérêt national. Du coup, la Tunisie est aujourd'hui écartelée entre deux camps: les pro- et les anti-Ennahdha, chacun l'il rivé sur les événements d'Egypte, où la rue et l'armée ont délogé le gouvernement démocratiquement élu des Frères musulmans, proches du pouvoir à Tunis. Si tous les acteurs de la vie politique tunisienne ont trop joué avec le feu depuis deux ans en pratiquant une surenchère tous azimuts, les pays européens feraient bien de se montrer modestes. En particulier la France, l'Espagne et l'Italie, qui n'ont eu de cesse de soutenir Ben Ali pendant ses vingt-trois ans de règne. Celui-ci était alors perçu comme un rempart contre l'islamisme radical. On voit aujourd'hui le résultat : un apprentissage difficile de la démocratie, et des extrémistes qui sortent du bois, invoquant Allah après avoir grandi dans la haine de Ben Ali et de ses alliés occidentaux. Jeudi, ce n'est pas seulement un homme qui est tombé. C'est la démocratie tunisienne et le pluralisme qui ont été visés. Et, dans une république, il revient au pouvoir élu et à l'ensemble des responsables politiques de tout faire pour les protéger. Source : Le monde.fr