Webmanagercenter : Votre grille de lecture de la crise de 2007 est surprenante. Elle donne à croire qu'elle était comme «programmée» ? Marcel Drach : L'enchaînement des facteurs de la crise et la cascade de leurs conséquences me fait dire que c'est une crise surdéterminée, comprenez comme inéluctable. Le premier acte remonte au coup d'arrêt que l'on a porté, selon moi, aux «trente glorieuses», ce cycle «Rooseveltien» d'obédience keynésienne qui s'étend de 1945 jusqu'au milieu des années 80. L'irruption du cycle néolibéral 1985-2007 avec l'arrivée du Reaganisme nous a projetés, en bout de course, dans la crise. Ce changement n'en est pas un, car j'y vois, personnellement, une rupture. C'est avec ça que l'on a tiré un trait sur l'Etat providence. On a amené un autre format, celui de l'Etat minimaliste. Le dynamitage de l'Etat providence avait commencé par un bras de fer avec les syndicats. Le président Reagan avait symboliquement brisé le mouvement de grève des aiguilleurs du ciel en faisant appel à l'armée qui a fait le travail. Et il était parvenu à casser le front syndical privant ces centrales de leur «bargaining power» dans la détermination des salaires et dans une certaine forme d'organisation du travail et par delà du marché de l'emploi. Depuis, la flexibilité régente les rapports du travail. C'était pareil avec Mme Margaret Thatcher qui était arrivée à la même époque et qui avait commencé par les mêmes frappes chirurgicales noyautant le mouvement de «résistance» des mineurs qu'elle a envoyé par le fond venant à bout d'une certaine forme de dialogue entre partenaires sociaux. J'ai tendance à focaliser sur les Etats-Unis car c'est l'épicentre de la crise, mais les deux courants, américain et anglais, sont par trop similaires. D'une certaine façon, le Reaganisme et le Thatchérisme ont fait voler en éclats un certain «contrat social», celui du dialogue négocié. En résumé, je dirais que le cycle néolibéral avait intronisé un autre mode de gouvernance publique où le marché prenait le dessus sur l'Etat. D'ailleurs, le vocable anglais de «globalisation» signifie bien la prépondérance du marché qu'on traduit improprement par mondialisation, mais c'est bien de ça qu'il s'agit. Et d'ailleurs cela nous a induit dans une logique de déréglementation et de dérégulation. Et c'est ce qui nous a mis sur cette trajectoire symptomatique de crise après qu'elle se soit reproduite à l'échelle mondiale. Vous avez une lecture tout aussi particulière du paramétrage social ? Vous focalisez sur un critère précis : le partage de la valeur ajoutée. L'Etat minimaliste a réhabilité le laisser faire, et on vivait sous l'impératif du slogan : «croissance, en avant toutes». L'ennui est que le PIB peut augmenter et paradoxalement aiguiser les inégalités. L'indicateur emblématique d'entre tous est, de mon point de vue, le partage de la valeur ajoutée entre capital et travail. Et ce qui est curieux c'est que le partage de la valeur ajoutée qui était de 60% en faveur des salariés en 1980 est tombé à 51,5% en 2005. Par ailleurs, la part des 10% les plus riches dans le revenu total américain a été de 45% en 1927, de 43% en 1937, pour se situer à 32% en 1977 et grimper brusquement à 44% en 2005. Vous remarquerez qu'en 1927 soit deux ans avant la crise de 1929 et en 2005, c'est-à-dire deux ans avant 2007 -année de la crise actuelle- la part des 10% les plus riches s'est quasiment identique. C'est trop de similitude. Vous figez l'Etat minimaliste dans quatre fonctions. N'est-ce pas réducteur ? Face au marché, l'Etat était dans ses petits souliers et n'avait que des fonctions décharnées. Il assurait le cadre de la politique monétaire, celui de la politique financière ainsi que de la politique sociale, et enfin fiscale. Toutes ont contribué à déplacer le partage de la valeur ajoutée en faveur du capital en renforçant les profits, de même qu'elles ont pour effet de faire émerger un ordre financier spéculatif. Vous négligez la politique budgétaire ? J'ai peut-être oublié de la citer mais bien entendu c'est la politique budgétaire qui met le tout en musique et c'est même le cadre qui permet de socialiser les pertes, aberration suprême en dépit d'une fonction de transfert et donc de redistribution. Mais l'Etat dans ses fonctions de régulateur était réduit à ce carré d'attributions qui ont fait le lit de la situation que nous vivons. Et c'est là où vous dites qu'il y a eu rupture du contrat social ? Il y a eu substitution de l'économie réelle par l'économie financière. Dans le système productif, l'entreprise évoluait dans un environnement précis, entourée de ses «stakeholders», c'est-à-dire ses fournisseurs, ses clients, ses ressources humaines et une foule de prestataires. Enfin, je veux désigner par là toutes ces parties prenantes de la chaîne de création de valeur. Avec le cycle néolibéral, on ne voyait de l'entreprise que son Conseil d'Administration aux prises avec les actionnaires, ces «sotckholders». Les managers ont cédé la place aux «cost killers» qui privilégiaient le rendement immédiat aux soucis de pérennité de l'entreprise. Suite à cela, on a enterré le SMIG, on a délocalisé, et d'ailleurs chaque fois que l'on donnait un tour de vis on voyait les actions grimper et les dividendes augmenter. Donc il y avait bien choc entre deux mondes. Et c'est ce que j'ai symbolisé par ce slogan «Stockholders Versus stakeholders». Où était le point d'orgue ? Sur une croissance qui ralentissait, les actionnaires exigeaient des rendements de plus en plus élevés. On réclamait du 15% ! C'était un cauchemar. Evidemment cela a favorisé le jeu des martingales financières lesquelles se résorbent toujours dans un éclatement de bulle. Mais cette avidité a favorisé les pratiques financières extrêmes loin des «best practices» et l'apparition de ce microcosme des traders de marchés et de leurs trouvailles magiques de sophistication financière qui ont culminé avec les produits structurés dont on connaît l'issue fatale. Qu'est-ce qui a fait trébucher le système ? C'est l'obligation de sauvegarde de l'acte de consommation aux Etats-Unis qui a été le nud gordien. La délocalisation a mis au chômage les travailleurs manuels dont il fallait maintenir le train de vie, y compris artificiellement, c'est-à-dire avec un recours excessif au crédit pour lui permettre de consommer et de se loger. Cela s'est terminé par les subprimes. D'une certaine façon, c'était l'antidote aux inégalités ? Oui, la Federal Reserve a pour cela fait fonctionner au maximum les leviers monétaires pour préserver la consommation, et sous Alan Greenspan, les taux étaient spectaculairement bas, autour de 1%. Quand la conjoncture s'est retournée y compris avec l'effondrement du marché de l'immobilier, on ne pouvait plus contenir la hausse des taux et c'est ce qui a fait basculer tout l'édifice. On serait donc sur un nouveau cycle, à présent ? On est peut-être parti pour un nouveau cycle mais je ne saurais présumer de sa durée. On va, je pense, tirer les leçons de la crise et mon hypothèse est qu'on va vers un cycle qui implique un retour à une régulation de type keynésien, avec un Etat plus fort. Est-ce que vous voyez émerger une régulation au plan mondial ? Même s'il n'y a pas une régulation mondiale valable, je pense qu'elle s'amorce avec le G20. Cela pourrait s'accélérer avec la refonte des régulations des pays ou sous-ensembles régionaux. Et on le voit bien aujourd'hui, le déficit de régulation européenne a bien permis à la crise grecque d'éclater. Quelle sera la pensée économique dominante, demain ? On est encore dans la reconstruction de quelque chose qui s'ébauche mais je ne vois pas les grandes lignes. Un retour du keynésianisme me paraît tout à fait plausible. Je le vois dans mon université mais également dans toutes mes conversations dans les cercles internationaux. La croissance se fait sans emplois. Est-ce grave ? Aujourd'hui il est encore trop tôt pour qu'un début de relance puisse avoir des effets en termes d'emplois. Le président Obama l'a bien relevé lors d'une récente enquête sur l'emploi. Toutefois, le système détruit moins d'emplois qu'avant et n'en crée pas encore beaucoup. Ce serait un retour à un partage de la valeur ajoutée qui serait plus favorable aux salariés ? On ne peut pas encore le dire. Ce serait un levier à renforcer ? Sans doute. Comment sera l'Etat dans les années à venir ? Interventionniste ? Dans l'urgence, l'Etat a signé son retour aux affaires, on va dire. On a bien nationalisé de grandes banques aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne. Toutefois, je ne vois pas l'Etat revenir dans les grosses nationalisations industrielles. Une chose est sûre, c'est qu'il devra organiser une régulation très forte et beaucoup de contrôle et de supervision. Faut-il revenir sur le principe de l'indépendance des Banques Centrales ? Je pense en effet que ce principe doit être revu. Ce qu'a fait la Federal Reserve du temps d'Alan Greenspan ne doit pas pouvoir se reproduire. Un contrôle plus strict des gouvernements sur les Banques Centrales doit être de mise. Je rappelle toutefois que bien qu'indépendante, la BCE a été moins audacieuse que la Federal Reserve Bank. Et d'ailleurs, il y a eu moins de dégâts en Europe qu'aux Etats-Unis. Le tandem Chine-USA pourrait négliger les intérêts des pays émergents ? Difficile à dire mais ce n'est pas impossible. Nous sommes en présence d'un empire antique avec un empire américain régnant, impérialiste. Les deux peuvent passer des deals ensemble sans trop se soucier des autres mais tout dépend qui gouverne aux Etats-Unis de même qu'en Chine car aux Etats-Unis pour le moment, l'administration est moins égoïste et moins dominatrice. Quel regard portez-vous sur la politique actuelle du FMI ? J'ai l'impression que l'on se dirige vers un interventionnisme moins dogmatique et plus souple. Le FMI a autorisé le creusement de déficits publics pour raison de relance économique et ce n'est pas une attitude de circonstance. Sa doctrine et ses pratiques me semblent moins toxiques que lors des années 80 où il a mis des pays par terre sous prétexte de redresser leurs finances publiques, seul remède qu'il prescrivait à l'époque. Avec la crise grecque on peut craindre un déctricotage de la zone euro ? Pas vraiment même s'il est bien secoué du fait surtout de l'atermoiement de l'Allemagne. En hésitant à payer, l'Allemagne a fait monter l'ardoise pour la Grèce et a mis à nu le retard politique de l'Europe et surtout la difficulté pour elle de coordonner les politiques économiques en l'absence d'un Trésor européen. Croyez-vous à la moralisation du capitalisme, et d'ailleurs faut-il passer par la loi ? La loi ? oui, je l'espère. Pouvez-vous me donner une vraie réponse ? Je suis incapable de répondre pour l'instant de manière positive. La raison voudrait que l'on tire les leçons de ces crises et que l'on s'achemine vers plus de moralisation.