Les statisticiens le savent. Les chiffres sont comme des élastiques. On peut les étirer, les contracter, les interpréter de différentes manières et leur faire dire des choses parfois contradictoires. Souvent, parce qu'ils ont un intérêt à le faire, beaucoup avancent les chiffres statistiques comme étant la réalité. En vérité, ces statistiques n'en sont que le miroir, un prisme déformant selon la vision du monde de chacun. Elles ne représentent donc qu'un pan de la réalité plus complexe, beaucoup plus riche, qui ne peut en aucun cas être réduite à de simples chiffres et de simples pourcentages. Aux meilleurs des cas, les statistiques nous offrent des informations et des indications qu'il serait bon de prendre en compte sans en rester l'otage. Malheureusement, en politique (surtout en politique), il existe une fâcheuse tendance à maquiller la réalité et à utiliser les statistiques comme étant l'arbre, ou même la brindille qui cache la forêt. Il y a deux jours, la Banque Centrale de Tunisie a annoncé que les avoirs du pays en devises étrangères couvrent ses importations pour une période de 144 jours. Ce chiffre n'a jamais été atteint depuis la révolution. A la même période de l'année dernière, les avoirs en devises étrangères du pays ne couvraient que 71 jours d'importations.
Mais ces chiffres qui chatouillent notre orgueil national masquent mal une multitude d'autres problèmes. D'abord, ces avoirs proviennent essentiellement de la sortie du pays sur le marché international pour mobiliser 700 millions d'euros de crédits, sans compter le déblocage d'une tranche du crédit du FMI. D'un autre côté, des opérateurs économiques parlent d'un durcissement de la politique de la Banque centrale dans l'octroi des autorisations d'importation, sans oublier les effets de la crise Covid-19 sur le ralentissement de l'activité économique. Par ailleurs, ces statistiques concernant les avoirs en devises étrangères ne peuvent occulter l'augmentation faramineuse du taux de chômage dans le pays durant le second trimestre de l'année en cours qui avoisine 19 pour cent, ou la contraction sans précédent de la croissance qui atteint presque le quart durant cette même période.
Il y a deux jours aussi, un baromètre politique réalisé par Sigma conseil et publié par le quotidien Le Maghreb a indiqué que le Parti Destourien Libre occupe la première place dans les intentions de vote des Tunisiens avec 35.8 pour cent des voix exprimées. Pour la première fois, il devance ainsi largement le parti islamiste Ennahdha qui vient en deuxième position avec 21.9 pour cent des voix. Ces chiffres indiquent que le PDL a fortement progressé durant les derniers mois. Comparé à ses résultats lors des dernières élections législatives, il a surclassé, non seulement Ennahdha mais aussi Qalb Tounes, Attayar et la coalition Al Karama. Mais ces chiffres ne disent pas tout. Sur le plan théorique, les sondages d'opinion ne reflètent pas la position de l'opinion publique dans l'absolu. Ils indiquent simplement l'orientation de l'opinion publique dans un instant précis sur une question précise. Cette tendance peut changer en fonction de plusieurs aléas ce qui fait des sondages d'opinion de simples indications pas trop fiables. Cela a poussé certains experts à décrier les sondages d'opinion allant même jusqu'à nier l'existence de l'opinion publique, car trop aléatoire et trop volatile.
Les supporters du PDL ne doivent donc pas s'emporter comme ils le font sur les réseaux sociaux depuis deux jours. Les statistiques d'aujourd'hui peuvent fluctuer dangereusement dans un sens comme dans l'autre d'ici les prochaines élections législatives dans quatre ans, ou anticipées dans quelques mois. En plus, ces statistiques ne disent pas que les 35.8 pour cent des voix exprimées en faveur du parti destourien libre ne concernent en fait que 37.6 pour cent de l'ensemble de l'échantillon puisque pas moins de 62.4 pour cent de cet échantillon ont refusé de s'exprimer dans le cadre de ce sondage.
Depuis quelques jours, la commission scientifique de lutte contre le coronavirus publie des chiffres qui annoncent l'augmentation rapide du nombre des contaminations horizontales. Ces chiffres semblent traduire fidèlement la situation épidémiologique dans le pays. Peut-être que, contrairement aux autres, les médecins de la commission sont épargnés des roublardises par leur serment d'Hippocrate.