Comme prévu donc, la manifestation organisée par le parti islamiste Ennahdha, samedi 27 février, était grandiose. Elle a rassemblé des dizaines de milliers de participants, étroitement encadrés, venus de toutes les régions du pays par des centaines de bus mis à leur disposition. Il y a deux semaines, le PDL de Abir Moussi avait aussi rassemblé à Sousse des dizaines de milliers de manifestants entassés dans des moyens de transport gratuits et encouragés, par les billets qui leur sont distribués, à mettre plus de zèle dans leurs cris et applaudissements. Concernant la manifestation d'Ennahdha, on parle de collations distribuées sur les manifestants, d'un per diem de vingt dinars, de bons d'achat dans une enseigne connue pour ses accointances avec les islamistes et, pour les plus crédules, la promesse miroitée de gagner un billet pour le paradis.
Aussi bien pour le PDL que pour Ennahdha, ce militantisme « tous frais payés » pose problème. Il rend ces manifestations artificielles, leur volume insignifiant et ceux qui y participent de simples comparses. En ce sens, les quelques centaines de manifestants qui sont sortis dans la rue ce samedi à l'appel du parti ouvrier sont plus valeureux et vaillants que les milliers de participants aux manifestations du PDL et Ennahdha réunis. Ils s'illustrent par leur sincérité, leur engagement et leur militantisme.
Autre similitude entre les partis destourien et islamiste : le culte de la personnalité. Aussi bien à Sousse qu'à Tunis, tout a été fait pour encenser le leader et le porter aux nues. Les destouriens mettent leur longue expérience avec les leaders incontestés et incontestables au service de la personne de Abir Moussi. De l'autre côté, Rached Ghannouchi se complait dans son rôle de gourou et profite pleinement d'une culture ancestrale de dévotion au guide spirituel. Les baisemains et autres marques de vassalité complètent la mise en scène et mettent en exergue le leader providentiel. Les discours fleuves de l'une comme de l'autre face à une foule chauffée à blanc, en disent long sur le statut recherché et assumé par les deux chefs de files dont l'antagonisme apparent rapproche à s'y méprendre presque.
Mais la comparaison s'arrête là, car chez les destouriens à Sousse, tout comme chez les manifestants du POCT, on n'a pas senti une animosité quelconque envers les médias. Par contre, l'agressivité des milices d'Ennahdha était évidente et ciblait particulièrement les journalistes qui ont été empêchés d'accomplir correctement leur mission. Ils ont été éloignés manu militari du podium d'où Ghannouchi prononçait son discours. Certains reporters (dont nos collègues à Business News) ont été agressés physiquement. Mais le plus grave, c'est que des journalistes femmes ont été harcelées par les milices islamistes et parfois par les participants à cette manifestation. Cette pratique de harcèlement des femmes dans les lieux publics et lors des manifestations est un label strictement islamiste. Elle renvoie aux pratiques des frères musulmans en Egypte contre les femmes égyptiennes où des cas de viols collectifs ont été enregistrés. Parmi toutes les formations politiques existantes, seuls les groupes islamistes ont des comportements sexistes envers les femmes participantes aux manifestations publiques. Ennahdha n'a pas dérogé samedi à la règle.
Maintenant que chacun a jaugé ses forces et montré sa capacité d'investir la rue, y a-t-il moyen de revenir à une démarche politique raisonnable et à un comportement responsable capable de sortir le pays de sa crise ? Une crise politique traduite par cette querelle des prérogatives et par ce blocage total au niveau du gouvernement qui ont exacerbé la crise économique, sociale et sanitaire sans précédent. A voir la dernière notation de Moody's et à lire le dernier rapport de la banque mondiale, on est tenté de penser que les Tunisiens n'ont pas fini de manger leur pain noir.