Une partie des Tunisiens ont accompagné hier, jeudi 2 septembre, leurs enfants à l'école pour la rentrée des classes 2021-2022. C'est le cas de la majorité des écoles privées, mais également des écoles françaises, canadiennes et britanniques en Tunisie. Les écoles et établissements publics attendront pour leur part le 15 septembre. Pourtant, force est de rappeler qu'il était question que les élèves reprennent le 1er septembre cette année et ce dans l'objectif de rattraper un peu le retard observé l'année dernière à cause du Covid-19. C'était sans compter le niet catégorique du syndicat de l'enseignement que préside le très controversé Lassâad Yaâcoubi. Avec un gouvernement inexistant et un ministre des plus affaiblis, craignant tout remous, le ministère de l'Education a cédé au chantage du syndicat. Cela n'a rien d'une première puisque M. Yaâcoubi a démontré sa grande puissance par le passé.
Cet état des lieux nous pousse à faire un constat des plus tristes, car la Tunisie est en train de sacrifier toute une génération, qu'on pourrait appeler la « génération Lassâad Yaâcoubi » qui sera assimilée à la génération la moins instruite de l'Histoire de la Tunisie. Cette génération a subi trois années scolaires de grèves incessantes et de plusieurs semaines. Le syndicat des enseignants a pris les élèves en otage durant de longues périodes pour faire baisser le caquet de l'Etat avec des revendications pas toujours légitimes. Plusieurs enseignants ont refusé de suivre ces grèves insensées et immorales, mais le syndicat a été très fort pour les obliger à chômer. Profitant de la faiblesse de l'Etat, ces enseignants ont réussi à toucher entièrement leurs salaires, malgré les semaines non travaillées. Lassâad Yaâcoubi était comme sur un nuage puisqu'il réussissait à obtenir le beurre et l'argent du beurre. Aujourd'hui, quelques années après, il est en train de tout faire pour saboter le travail du secrétaire général de l'UGTT dans l'objectif de prendre sa place. En clair, il veut obtenir les dividendes du « succès » de ses grèves à répétition. Après ces grèves, les élèves ont dû subir deux années scolaires de Covid. Là aussi, aussi bien en 2020 qu'en 2021, ce sont plusieurs semaines de cours qui sont parties en l'air. Les enseignants, dans leur majorité du moins, ont fait ce qu'ils pouvaient pour dispenser le maximum de leçons à leurs élèves, mais ça reste toujours loin du niveau. Résultat, après 4-5 ans de grèves et de Covid, les élèves des établissements publics ont subi un grand écart entre leur niveau scolaire et leur niveau réel. Concrètement, ils n'ont pas acquis toutes les connaissances de leur niveau et ont accédé à des niveaux supérieurs sans obtenir le bagage nécessaire pour attaquer ces niveaux.
Les élèves des écoles privées, en revanche, n'ont pas subi tous ces aléas. Lors de la première et de la seconde crise sanitaire du Covid, leurs enseignants leur ont dispensé les cours nécessaires à distance. Les élèves avaient les moyens pour acquérir un ordinateur et une bonne connexion internet afin de suivre ces cours. Précédemment, les grèves des enseignants ne les touchaient pas puisque seuls les enseignants du secteur public observaient les grèves. Sachant que le volume horaire des écoles privées est nettement supérieur à celui des écoles publiques, en temps normal, les élèves des familles aisées se trouvent fortement avantagés par rapport à leurs homologues du service public. Ils ont des heures en plus, et donc acquièrent des connaissances en plus, ils ne subissent pas les grèves et subissent modérément le Covid. Mieux encore, dans certaines écoles, ces élèves ont droit à des activités extrascolaires et des excursions qui les aident à mieux connaitre leur environnement et à s'épanouir. Des activités, comme le théâtre par exemple, qui ont totalement disparu du service public. Certaines écoles poussent les « options » jusqu'à proposer des repas « bio » dans les cantines. Autre avantage des écoles privées, dans leur majorité du moins, les enseignants ont un bon niveau et dispensent correctement leurs cours. Ce n'est pas toujours le cas dans les écoles publiques où l'on note, avec grand regret, la présence de quelques enseignants qui ne maitrisent même pas la matière qu'ils dispensent. Des enseignants de français, ou d'anglais, qui ne maitrisent pas la langue qu'ils enseignent, il y en a un petit paquet. Pire, on a vu des salafistes et des islamistes radicaux enseigner dans les écoles publiques. L'exemple le plus connu est celui du député islamiste radical Ridha Jaouadi qui enseigne dans une école publique à Sfax. Chose qui ne risque jamais d'avoir lieu dans les écoles privées.
Le constat aujourd'hui est très amer et ses effets vont se sentir dans dix ans. Il existe trois classes différentes d'élèves et les différences entre chaque classe sont bien énormes. La première classe est celle des élèves fréquentant les écoles internationales dispensant les mêmes cours enseignés en France, au Canada, aux USA ou en Grande-Bretagne. Une bonne part de ces élèves ambitionne de rejoindre les meilleures facultés au monde et prétend déjà à de grandes carrières internationales. On verra sans aucun doute ces élèves à Harvard, Cambridge et Yale, puis embauchés directement dans les plus grandes multinationales et les organismes internationaux. Pour atteindre ces objectifs, les parents déboursent approximativement mille dinars par mois par élève. La deuxième classe est celle des élèves des écoles privées suivant le programme tunisien avec quelques options en plus comme l'enseignement de langues étrangères dès la première année et la programmation d'activités extrascolaires. Ces élèves, comme les précédents, ont rejoint depuis hier les bancs de l'école et peuvent prétendre à de très bonnes carrières sur le plan national, voire même à l'international s'ils sont brillants. Les parents déboursent approximativement 500-600 dinars par mois par élève. La troisième classe est celle des élèves des écoles publiques, mais dont les parents sont assez aisés. Ici, les élèves suivent des cours particuliers à volonté pour pouvoir atteindre le niveau requis de leur classe. Avec ces cours particuliers, on rattrape grosso modo les retards subis par les grèves et le Covid. On ne compte d'ailleurs pas les enseignants qui faisaient grève tout en dispensant des cours particuliers chez eux. A l'exception des brillants parmi eux, ces élèves rempliront demain les administrations et les entreprises privées pour des postes intermédiaires et pourront devenir cadres moyens et supérieurs après quelques années d'expérience. Les parents déboursent approximativement 200-300 dinars par élève par mois. La quatrième classe est celle des familles nécessiteuses qui n'ont pas les moyens de débourser de l'argent pour accompagner les études de leurs enfants. Il y en a même qui n'arrivent pas à acheter les fournitures scolaires de base. Les cas sont nombreux, mais il n'y a aucun chiffre officiel pour les cerner outre ceux du décrochage scolaire. Cette génération d'enfants est celle qui paie tous les pots cassés et subissent la pauvreté, les grèves des enseignants et les heures manquées à cause du covid. Que va-t-il advenir de cette génération dans dix ans ? La réponse est connue. Naturellement, ce n'est pas une règle et plusieurs élèves de ces classes peuvent être brillants et réussir leur vie. Ça reste néanmoins des exceptions, c'est évident.
Sous Bourguiba et sous Ben Ali, il y avait des classes sociales, mais on essayait, bon an mal an, de ne pas creuser l'écart et de dispenser les mêmes leçons pour tout le monde. Ecoles privées et écoles publiques avaient quasiment les mêmes programmes et il y avait très peu de différences entre les deux, si l'on excepte l'enseignement de la langue française et de la langue anglaise dès la première année primaire (dès la 4e pour le public puis dès la 2e pour le français et au secondaire pour l'anglais). Ces grands écarts se sont bien creusés depuis la révolution et ça s'amplifie de jour en jour. Il ne se passe plus une année sans que l'on voie la naissance d'une nouvelle école privée dispensant des cours d'un pays étranger et promettant aux élèves de brillantes carrières. Conscient de l'enjeu, l'Etat a créé l'école internationale de Tunis, une école publique proposant le programme français et dont les élèves ont de fortes chances de prétendre à des carrières internationales. Ça reste une exception néanmoins, car l'écrasante majorité du secteur public demeure très en retard par rapport à l'enseignement du privé. Un retard qui se creuse d'année en année hélas et les autorités ne semblent pas s'en émouvoir pour autant. Encore moins les syndicats qui ne pensent qu'aux intérêts de leurs enseignants et pas des élèves. L'année 2021-2022 n'a pas encore commencé et voilà qu'ils accusent déjà quinze jours de retard avec un démarrage programmé le 15 septembre (inchallah) alors que les élèves du privé ont rejoint les cours depuis hier.