Gianni Buquicchio, président de la Commission de Venise, a commenté les mesures du 25 juillet 2021 et le décret 117 du 22 septembre 2021. Dans une interview accordée au journaliste Karim Ben Said du quotidien La Presse parue vendredi 8 octobre 2021, M. Buquicchio estime que la déclaration de l'état d'exception du 25 juillet 2021 a, à ses yeux, une particularité inquiétante : La situation de la Tunisie ne correspond pas à la définition de grave danger qui menace la vie de la nation, qui est accepté dans les Etats démocratiques comme justification pour déroger aux équilibres constitutionnels. Et de soutenir : « Une telle situation ne peut être résolue par une déclaration d'état d'urgence et par le gel d'activités des autres institutions étatiques ».
S'agissant du décret 117, le président de la Commission de Venise pense que le décret « ne semble pas correspondre aux normes internationales en matière d'état d'urgence ». « Il suffit de rappeler qu'il ne contient aucune limite temporelle, qu'il élimine le parlement qui devrait exercer le contrôle de l'exécutif, qu'il ne limite pas l'étendue des pouvoirs présidentiels à la solution d'une crise déterminée. J'ai rappelé les principes d'un état d'urgence démocratique : ils ne sont pas respectés », a-t-il expliqué. Et d'ajouter : « Ce n'est pas à la Commission de Venise d'interpréter la Constitution de la Tunisie. Mais je me dois de rappeler que l'absence d'une Cour constitutionnelle est l'une des causes de la crise politique qui a porté aux décrets présidentiels de cet été ; et si une Cour constitutionnelle avait été créée, comme par ailleurs la Commission de Venise l'avait recommandé et comme moi-même l'avais rappelé à plusieurs reprises lors de mes visites à l'Assemblée des représentants du peuple, ainsi que par une déclaration publique de novembre 2018, nous ne devrions pas aujourd'hui spéculer sur l'interprétation de l'article 80 de la Constitution ». Par ailleurs et en réponse à une interrogation su journaliste sur le respect de l'article 4 du pacte des droits civils et politiques ratifié par la Tunisie, l'expert considère les normes internationales ne sont pas respectées dans notre pays.
Gianni Buquicchio affirme, en outre : « Dans une démocratie, on peut déclarer un état d'urgence pour faire face à un danger grave menaçant la vie de la nation. Cet état d'urgence engendre des dérogations au fonctionnement normal des institutions étatiques, et permet une augmentation des pouvoirs de l'exécutif. Mais ces dérogations ont lieu dans le cadre de la Constitution, elles sont prévues, limitées et contrôlées par la Constitution. Un état d'urgence démocratique ne suspend pas la Constitution. Il ne faut pas confondre ces deux situations. Un état d'urgence vise le rétablissement de la situation de normalité, le retour au fonctionnement normal et démocratique des institutions de l'Etat. Par contre, si la Constitution est suspendue, il n'y a aucun cadre ni limite à l'exercice des pouvoirs présidentiels, sauf les limites éventuellement autodécidées par le président lui-même. Suspendre une Constitution ne donne aucune garantie du retour à la normale et ne donne aucune garantie de redevabilité de l'exécutif pour les actions menées pendant cette suspension ».
L'expert considère qu'« un référendum est un moyen d'exercice de la démocratie directe qui a une valeur importante lorsqu'il est exercé en complément de la démocratie représentative et dans les cadres constitutionnel et législatif démocratiquement décidés par le constituant et/ou le législateur, donc par le peuple ». Mais, il met en garde : « Faire appel au peuple en dehors de ces cadres, faire appel à ses émotions et à son ras-le-bol de la situation actuelle présente de graves risques pour la démocratie, comme la Commission l'a souvent rappelé en relation à plusieurs pays ».
Le président de la Commission de Venise estime que «les problèmes de la Tunisie sont graves et la solution ne sera pas facile à trouver ». « Mais toute solution doit être cherchée dans le respect de la Constitution, de la démocratie, du droit et de la légalité. La plupart des pays ont connu et géré des problèmes de corruption, clientélisme, népotisme. Des solutions ont été trouvées. La Tunisie devrait s'en inspirer pour trouver sa propre formule. Une réponse autoritaire ne peut donner aucune garantie qu'une solution sera trouvée », soutient-il. Et de poursuivre : « Je suis d'avis que le premier pas vers la recherche d'une solution devrait être le rétablissement de la démocratie représentative. De nouvelles élections devraient être organisées par l'instance électorale sur la base d'une loi électorale révisée. Le nouveau Parlement devrait reprendre les fonctions législatives et de contrôle de l'exécutif. La Cour constitutionnelle devrait être créée sans attendre. Si on veut réformer la Constitution, on devra suivre la procédure prévue dans le texte constitutionnel. Entre-temps, un nouveau gouvernement devra enfin s'attaquer avec détermination, efficacité et transparence, sans délai, aux problèmes du peuple : à la pauvreté, à la crise économique, au chômage. Une lutte sans merci contre la corruption devra être menée, et ceux qui en sont responsables devront être punis au terme de procès équitables. La route sera certes longue, mais elle est tracée. Elle a été parcourue par d'autres pays avec succès. Il n'y a pas de solution miracle à ces problèmes. Et certainement il ne peut y avoir de solution autoritaire ».
Notons que le Commission de Venise est la Commission européenne pour la démocratie par le droit, un organe consultatif du Conseil de l'Europe sur les questions constitutionnelles. Ses membres sont «des experts indépendants éminents en raison de leur expérience au sein des institutions démocratiques ou de leur contribution au développement du droit et des sciences politiques». Ils sont des professeurs d'université en droit public ou en droit international, des juges des cours suprêmes ou constitutionnelles, des membres de parlements nationaux. Ils sont désignés pour quatre ans par les Etats membres, mais agissent en leur propre nom. Sa mission est de procurer des conseils juridiques à ses Etats membres et, en particulier, d'aider ceux qui souhaitent mettre leurs structures juridiques et institutionnelles en conformité avec les normes et l'expérience internationales en matière de démocratie, de droits de l'homme et de prééminence du droit. La Commission comprend 62 Etats membres : les 47 Etats membres du Conseil de l'Europe sont membres de la Commission de Venise, ainsi que 15 autres pays (l'Algérie, le Brésil, le Canada, le Chili, la République de Corée, Costa RIca, les Etats-Unis, Israël, le Kazakhstan, le Kirghizistan, Kosovo, le Maroc, le Mexique, le Pérou et la Tunisie).