La question de l'adoption d'un nouveau modèle de développement a fait l'objet de plusieurs débats et rencontres depuis la Révolution du 14 janvier 2011. La majorité des experts et économistes du pays ont insisté sur l'importance de procéder à des réformes permettant de faciliter l'investissement et de créer de la richesse. L'exemple permettant le plus de concrétiser cette philosophie serait, selon eux, la suppression des autorisations, plus d'ouverture sur les marchés internationaux, la limitation du rôle de l'Etat à la régulation et l'octroie d'incitation aux entrepreneurs. Ce discours a été, en grande partie, adopté par le gouvernement actuel et a été repris dans ce que l'on connaît du programme de réformes soumis par l'équipe de Bouden au Fonds monétaire international (FMI). Néanmoins, le président de la République, Kaïs Saïed a décidé d'entamer un processus tout à fait opposé à ce programme. Il a choisi de faire de l'Etat et de son patrimoine le centre d'un nouveau modèle d'investissement ayant la forme de ce qu'il a baptisé "Entreprises citoyennes". A la date du 1er octobre 2022, Kaïs Saïed s'est rendu à Béni Khiar où il a suivi le déroulement d'une réunion portant sur la création d'une entreprise citoyenne. Le 21 mars 2022 marque la date à laquelle les premiers textes de loi évoquant les entreprises citoyennes ont vu le jour. Il s'agit des décrets n°13 relatif à la réconciliation pénale et du décret n°15 relatif à ce nouveau type de société. Le premier décret indique que les revenus collectés par le processus de réconciliation pénale serviront en partie aux financements de ces entreprises. 20% des revenus seront attribués aux collectivités locales qui les exploiteront sous forme de participations aux capitaux des entreprises citoyennes. Or, ni les décrets d'applications ni les institutions nécessaires à la mise en place de ce processus n'ont vu le jour. La création d'une entreprise citoyenne à Béni Khiar a eu lieu en se limitant aux dispositions du décret n°15. Mais, même dans ce cas de figure, la question est problématique en raison du manque de clarté et de la flexibilité excessive du texte ouvrant la porte à diverses interprétations et conférant de grands pouvoirs aux autorités locales. Le champ d'action d'une entreprise citoyenne porte, selon le décret n°15, sur la création d'un projet économique de développement au profit de la région. Il n'y a aucune précision au sujet des secteurs visés ou des formes possibles. La seule condition importante serait la création d'un projet considéré par les habitants de la région comme important pour le développement et l'épanouissement économique local. L'objet de cette entreprise doit être conforme à la loi et ne pas heurter les mœurs publiques. Elle doit être constituée par au moins cinquante personnes. Cette condition a fait l'objet de plusieurs critiques. Certains ont considéré que ceci permettrait à des tribus de créer leur propre projet et de monopoliser certains secteurs ou certains biens. Une entreprise citoyenne a la possibilité d'exploiter une installation ou un bien de l'Etat. On notera que la création de ce genre d'entreprise ne nécessite pas un casier judiciaire. Il est possible de se trouver dans une situation où un bien de l'Etat a été attribué à une entreprise citoyenne sous le contrôle de personnes douteuses. L'exemple le plus concret serait celui de la création d'entreprises de ce genre par des contrebandiers sur les terrains agricoles se trouvant dans les gouvernorats frontaliers. Il leur sera possible de créer un réseau de routes et d'entrepôts loin de tout œil indiscret. Ce genre de scénario est pour le moment lointain, mais peut en raison des ressources à disposition des contrebandiers devenir monnaie courante. La gestion d'une entreprise citoyenne peut faire l'objet de plusieurs dépassements en interne puisque la prise de décision se fait à la majorité absolue. Ceci ouvre la porte à la création d'entreprise familiale sous forme d'une entreprise citoyenne. La gestion des biens de l'Etat pourrait porter gravement atteinte à l'économie tunisienne à l'échelle locale et nationale. La Tunisie pourrait se trouver face à des centaines d'entreprises citoyennes dont la politique ne correspond pas à la stratégie nationale et au plan de développement établi par le pouvoir exécutif en place. Le gouvernement n'aura pas la possibilité de s'opposer aux choix des citoyens s'étant regroupés dans le cadre de ces structures. Ceci pourrait conduire à une rupture entre le pouvoir central et la situation à l'échelle locale ou régionale. Pousser les citoyens à s'isoler dans le cadre de création d'entreprises permettant de contrôler les terres agricoles et les biens de l'Etat se présente comme étant une nouvelle forme de communautarisme. On remarque, aussi, un flagrant déséquilibre entre les régions. Un grand nombre de délégations a été complètement aménagé en zones urbaines et en grandes villes. Celles-ci ne comportent presque plus de biens étatiques ou de terrains agricoles, mais en même temps ont souffert d'une grande marginalisation en temps de Ben Ali et subissent les conséquences de la mauvaise gouvernance du pays depuis la révolution de 2011. Les meilleurs exemples de ce type de situation sont les villes centrales des gouvernorats frontaliers et du centre. Ces délégations n'auront pas accès aux mêmes ressources que celles adjacentes et composées de terres agricoles. Les premières ne pourront pas évoluer tandis que les secondes pourraient soit vivre une explosion économique soit sombrer davantage dans la mauvaise gestion des ressources du pays. De plus, la gestion et la gouvernance de ces entreprises, selon le décret n°15, devraient subir un suivi et un contrôle de la part du gouverneur et du ministre chargé de l'Economie. Théoriquement, il pourrait s'agir, dans un Etat exemplaire avec des citoyens exemplaires, d'une approche correcte. Or, aucun ministre n'aurait le temps ou la capacité de suivre et d'étudier la situation de plusieurs entreprises en même temps que l'exécution de ses fonctions et le suivi d'autres dossiers assez préoccupants. On pourrait penser que cette défaillance sera compensée par le rôle et l'autorité du gouverneur. Encore une fois, il s'agit d'une théorie grandement utopique, car ce gouverneur pourrait faire l'objet de pression, de menace et de harcèlement. Il pourrait succomber à tout cela afin d'éviter des manifestations ou des campagnes de lynchage et d'incitation. Il pourrait, aussi, succomber à la tentation de l'argent sale et devenir corrompu. Un fléau qui s'est installé au sein de notre pays depuis plusieurs décennies et qui fait quasiment partie de nos traditions et de nos coutumes. L'implication de l'Etat dans la situation économique du pays reste primordiale. Néanmoins, la philosophie des entreprises citoyennes en fait un acteur majeur et ne le limite pas à un rôle de régulation. L'Etat fournit une partie du financement à travers la réconciliation. Il fournit, également, une installation ou un bien qui seront exploités par les citoyens. Il exerce, théoriquement, un fort contrôle par la possibilité d'annuler l'exploitation de ce bien. Il donnera aux citoyens la possibilité de créer leur propre modèle de développement en dépit de l'impact sur l'échelle nationale. C'est donc l'Etat qui prendra tous les risques ! Enfin, notons que l'introduction de ce nouveau type d'entreprise a eu lieu sans aucune réforme structurelle notable et sans aucune révision de loi ou procédure en vigueur. Le gouvernement semble œuvrer dans un autre axe et sur un autre rythme. Il n'y a eu ni allégement des procédures administratives ni suppression d'autorisations et d'agrément souvent exigés dans les projets agricoles. La création d'entreprises citoyennes n'aura pas d'impact en l'absence d'une politique nationale visant à encourager l'investissement. Les projets n'auront pas la possibilité de croître et de se développer en raison de la divergence entre la politique gouvernementale devant être appliquée par les autorités locales, régionales et nationales et la philosophie des entreprises citoyennes. Nous nous retrouvons, encore une fois, face à un argument nous montrant que ce projet relève plus de l'imaginaire que du réel, qu'il s'agit d'un projet utopique et inapplicable.