Certaines images restent gravées dans les mémoires. Parmi elles, celle de Fati, cette jeune Camerounaise, et de sa fille Marie, six ans, toutes deux mortes en tentant la traversée périlleuse vers l'Europe via la Tunisie. Le père, Pato, raconte avoir perdu tout goût de vivre après leur décès. Mais Fati, Marie et Pato ne sont pas seuls. Ils sont des milliers à se retrouver coincés ici, contraints de passer par notre pays pour rejoindre l'Europe, profitant malgré eux de notre « hospitalité légendaire ». Alors que les images de Gaza, l'an dernier, ont profondément choqué les Tunisiens, celles prises sous nos cieux ont suscité moins d'émotion. Des corps échoués sur nos plages ou dans notre désert. Des familles entières, enfants compris, réduites à mendier à chaque feu rouge pour survivre. Ce n'est que lorsque ces Subsahariens, de toutes nationalités, ont envahi les rues, érigé des camps de fortune à Tunis et à Sfax, que la situation est devenue enfin visible à tous. Ce n'est qu'alors que les Tunisiens ont pris conscience de l'urgence. On nous dit que le Tunisien n'est pas raciste, non. Mais Sonia Dahmani en prison en témoigne : elle l'a dénoncé, et elle a prouvé ce qu'il en est. Si ce n'est pas le cas, alors il est dans le déni, l'ignorance, le dédain…tant que ces étrangers sont les « siens », non ceux des autres. Le pouvoir, lui, continue de brandir l'épouvantail du « complot démographique », malgré son échec évident.
Aujourd'hui, il est impossible de prétendre que la gestion de la question migratoire a été un succès. Même les plus fervents partisans du président ne pourraient le soutenir sans une mauvaise foi flagrante. Alors, pour détourner l'attention, ils diabolisent ces migrants livrés à eux-mêmes et, par-là, sombrent dans un racisme à peine caché. Les « Africains », comme beaucoup – trop – aiment les appeler, feignant d'ignorer que la Tunisie se trouve elle-même en Afrique, sont les tristes conséquences d'un accord signé entre les autorités tunisiennes et italiennes. Mais vendre ces migrants contre quelques euros ne suffisait pas. Le pouvoir va jusqu'à traquer ceux qui osent leur venir en aide. Des militants, des dirigeants d'associations sont encore en prison, simplement pour avoir voulu aider ces migrants dont plus personne ne semble se soucier. Le manque de transparence du pouvoir nourrit les théories les plus farfelues. Chacun y va de ses propres rumeurs. Les députés, eux, alimentent la tension. Fatma Mseddi appelle à « traduire en justice toute personne coupable de manipulation de la sécurité nationale sous couvert de défense des droits humains », tandis qu'Ahmed Bannour tombe dans les clichés les plus basiques, affirmant que « Mamadou prend ses aises au café », profitant de « l'hospitalité légendaire des Tunisiens ».
En attendant, le président, seul maître à bord, garde le silence. Après ses déclarations sur le « grand remplacement » et ses démentis soutenant « le traitement correct réservé aux migrants », il n'annonce aucun plan pour l'avenir, bien que la situation se détériore. La question se pose : est-ce la continuité d'une stratégie ou l'échec d'une politique sans vision à long terme ? Qui croire ? Quand l'ancien ministre de l'Intérieur assure que la situation a toujours été sous contrôle et que les migrants installés dans les oliveraies ne seraient qu'un plan stratégique de l'Etat, le pouvoir se dérobe de toute responsabilité face à l'aggravation de la situation. Qu'en est-il des 612 migrants en situation irrégulière ramenés en Tunisie hier ? Personne ne dit rien. En 2023, la Tunisie et l'Union européenne signaient un accord pour « collaborer face à la montée de la migration irrégulière ». Lors de la signature de ce mémorandum d'entente entre Kaïs Saïed, Giorgia Meloni Ursula Von der Leyen et Mark Rutte, le président, tout sourire, ne semblait rien prévoir pour l'avenir. Deux ans après, les critiques pleuvent. L'Etat tunisien est accusé de ne pas protéger les intérêts nationaux et de n'être qu'un « hotspot » pour l'Europe, comme le souhaitait Meloni dans son programme électoral. Ce piège, le pouvoir l'a-t-il laissé se refermer sur lui ?
La réalité est là : la politique migratoire de l'Etat est un échec à tous les niveaux. Les migrants sont traités inhumainement, dans des conditions dégradantes, sans respect des minima d'hygiène et de dignité. Que va-t-on récolter de ce chaos ? Du ressentiment, de l'instabilité, de la criminalité. Peu importe leur nationalité, ce no man's land créé par les autorités ne peut rien produire de bon. Et, en attendant, le discours officiel oscille entre théories vides et racisme parfaitement assumé…