Nous avons deux grands défauts en Tunisie : l'impatience et l'oubli. Nous voulons tout, tout de suite, mais sans nous en donner la peine, et puis nous oublions très vite ce qui s'est passé il y a quelques mois ou quelques années pour vite passer à autre chose et recommencer. Heureusement qu'il existe des évènements ponctuels qui nous permettent de mesurer le chemin parcouru, et c'est pour cela que je voudrais remercier le président truc, Erdogan. D'abord, son parcours et son bilan en tant que président d'une grande nation, montre à quel point les islamistes tunisiens s'étaient fourvoyés en essayant de vendre l'idée que la Turquie d'Erdogan était un modèle à suivre. Rappelons-nous à quel point les islamistes étaient fans de l'expérience turque qui a montré, selon eux, toutes les réussites de l'islam politique au pouvoir. On en était même arrivés à dire que nos islamistes voyaient d'un bon œil l'application d'une dictature à la turque chez nous en instaurant un nouveau idéal : économie florissante contre islamisation et privation de libertés.
Il faut aussi remercier Erdogan car sa venue chez nous donne lieu à des scènes totalement impensables, même pas une décennie en arrière. D'abord, l'Etat tunisien représenté par le président et le chef du gouvernement vont faire leur travail diplomatique et économique et éviter le sujet épineux des droits de l'Homme. La Realpolitik impose de tirer le maximum des relations bilatérales avec n'importe quel pays et de situer, avec le plus de justesse possible, l'intérêt de la Tunisie. D'un autre côté, cette visite d'Erdogan n'a pas empêché le parlement tunisien d'exercer sa fonction et d'imposer une augmentation des taxes sur les produits turcs, sans qu'il n'y ait d'ingérence de l'exécutif dans le travail du législatif. Les élus d'Ennahdha ont bien tenté de faire diversion et de faire capoter ce vote mais en somme c'est de bonne guerre, et il s'agit de choses que l'on voit dans tous les parlements du monde. Et puis enfin, il y a la société civile. En guise de soutien aux journalistes turcs emprisonnés, le SNJT a organisé un sit-in et exprimé son indignation vis-à-vis des agissements d'Erdogan. Par ailleurs, le parti Al Massar a pris la liberté de boycotter le déjeuner officiel organisé par la présidence de la République en l'honneur de l'invité turc. Syndicat et parti ont la liberté, aujourd'hui, d'exprimer leurs positions, non seulement par des communiqués, mais par des actes concrets sans craindre de conséquences fâcheuses.
Il est vrai que depuis la révolution, des milliers de choses auraient pu être mieux faites, mieux gérées. Mais la situation de la Tunisie aujourd'hui n'a absolument rien à voir avec celle de la Tunisie d'avant 2011. Ça peut paraitre un peu niais de dire ce genre de choses, on peut m'accuser d'enfoncer des portes ouvertes, mais on ne peut pas faire abstraction du chemin parcouru. Chaque entité composant le paysage tunisien est dans son rôle et la diversité de points de vue est désormais un fait établi. Il est certain que tous les avis n'ont pas la même valeur intellectuelle, que la majorité est dirigée vers un objectif précis et pas toujours avouable, mais le fait est là, et c'est un progrès majeur.
Cette fin d'année 2017 annonce une année 2018 qui sera difficile sur tous les plans : économique, social et politique. Toutefois, il ne faut pas occulter tous les efforts et tous les progrès qui ont été accomplis dans notre pays. Si nous ne le faisons pas pour nous, faisons-le au moins pour les autres. Ceux qui sont morts en combattant le terrorisme et en essayant de préserver la sécurité des Tunisiens. Faisons-le pour ce délégué qui est mort noyé, emporté par les eaux, alors qu'il faisait son travail et tentait de venir en aide à des enfants bloqués dans une école. Faisons-le pour Slim Chaker, lui aussi mort dans l'exercice de ses fonctions. Un homme intègre qui croyait en ce pays et en son avenir, quelles que soient les divergences politiques que l'on peut avoir avec lui. Faisons le pour Mohamed Talbi, un éminent intellectuel qui n'aura pas vécu assez longtemps pour voir la Tunisie dont il rêvait, mais qui y aura indéniablement apporté son grain de sel à travers ses écrits éclairés. Faisons-le pour nous et pour nos enfants. Mettons-nous enfin au travail !