Elles sont nombreuses à chercher une nounou ou femme de ménage « africaine » sur les réseaux sociaux. Une fois la perle rare trouvée, elles sont aussi nombreuses à aller se renseigner, aussi sur les réseaux sociaux, si d'autres employeuses privilégiées de personnel « africain » confisquent les passeports de leurs employés. Si on leur parle de traite, le mot leur échappe totalement... Si on dit esclavage, ça les offusque profondément, après tout elles ont bien payé (quelqu'un d'autre en général) pour avoir cette main d'œuvre et elles ne font pas dans les grosses chaines de fer aux chevilles, alors, esclavage, non…et pourtant !
Elles sont très nombreuses (et aussi nombreux) à atterrir chaque année à « l'Europe de l'Afrique », avec beaucoup de rêves en tête. Certains pour approcher de la méditerranée et se préparer à prendre un jour la mer, d'autres pour espérer vivre dignement dans un pays qu'on leur a survendu. Parmi ces Africains qui « partent à l'aventure » selon l'expression consacrée, nous avons rencontré Nadja, une jeune ivoirienne de 28 ans, installée à Tunis depuis 4 ans…
D'Abidjan à Tunis, le départ vers l'aventure… Nadja a déjà entendu parler de voisins ou connaissances qui ont pu avoir un « contrat » et partir en Europe ou en Tunisie. Elle, au chômage, et pour qui l'avenir en Côte d'Ivoire semblait bloqué, s'est dit qu'elle pourrait aussi peut-être tenter sa chance. Un jour, elle croise le chemin de Madame Gisèle et embarque pour l'aventure.
« Un jour, j'ai rencontré une personne qui m'a parlé d'une femme qui obtient des contrats pour aller travailler en Tunisie. J'ai dit que je voudrais bien essayer puisqu'ici je n'avais aucune chance de vivre bien, et nous avons été mises en contact. Ce sont des réseaux très organisés et qui fonctionnent beaucoup de bouche à oreille. Le principe est simple, on te paye tout pour te faire venir en Tunisie, on te dégote un emploi chez une famille et tu travailles sans salaire pendant quelque temps, trois jusqu'à six mois, pour t'acquitter de ta dette. Après quoi tu es libre », nous raconte Nadja. « Je suis arrivée à Tunis le 2 septembre 2015, avec un petit sac contenant mes affaires et 46kg de provisions pour Dame Gisèle. Je suis allée chez elle me poser une nuit. Le lendemain matin, nous avons pris la route de Sfax, une famille m'y attendait. Madame Gisèle a pris l'argent, leur a remis mon passeport et est repartie. J'étais engagée pour un contrat de 5 mois, et je me suis donc installée avec eux dans leur appartement. C'était un jeune couple, ils avaient deux enfants. La femme était enceinte. Elle devait accoucher bientôt. C'était une famille modeste, pas spécialement riche, ils m'ont bien accueillie, ils avaient l'air impatients de m'avoir…j'ai ensuite compris pourquoi…», poursuit-t-elle. Nadja n'arrivera pas au terme de son contrat… Six semaines plus tard, elle s'enfuira…
J'ai mis ma valise dans un gros sac noir, j'ai fait mine de sortir les poubelles… La famille qui a accueilli Nadja attendait l'arrivée de jumeaux. Quand elle a exprimé le besoin de recruter, c'était pour avoir une nounou, quelqu'un pour aider à s'occuper de quatre enfants dont deux bébés. Nadja n'allait pas être une nounou, mais la femme à tout faire, de toute la famille élargie. Quand la dame est allée accoucher, un 15 septembre nous raconte Nadja, date dont elle se rappelle bien parce que c'était aussi son anniversaire, on l'a enfermée à clé dans la maison…
« Je travaillais tous les jours, de 5h du matin à 1h du matin. Je devais m'occuper des enfants. En fait je faisais la cuisine, le ménage, le repassage et m'occupais des enfants. Je n'avais aucun jour de repos et les week-ends on me prêtait aux belles-mères. Je devais donc aller faire le ménage chez l'une et l'autre. Les Arabes, et je suis désolée de le dire ainsi, nous prennent pour des machines à amortir. Ils ne se disent pas qu'on peut être malades ou fatigués. Ils ont payé alors ils doivent profiter au maximum. Beaucoup de filles reviennent malades, beaucoup sont renvoyées parce qu'elles sont épuisées physiquement et qu'il n'est pas question de débourser encore un dinar pour les soigner… J'étais fatiguée et j'ai décidé de partir. J'avais préparé ma fuite, j'avais profité de chaque sortie pour comprendre où je me trouvais, j'ai rassemblé mes affaires, mis mon bagage dans un gros sac poubelle pour que le concierge ne comprenne pas que je partais. Je me suis enfuie à 5h du matin, le soir même je revenais à Tunis chez Dame Gisèle… », se souvient Nadja.
J'ai eu de la chance, je suis tombée sur une intermédiaire « pas méchante »…
Nadja fuit Sfax et repart s'installer à Tunis, chez la dame qui lui a arrangé son « contrat » qui n'en était évidemment pas un. Apparemment compréhensive, l'intermédiaire ne l'obligera pas à y retourner, elle la remplacera par une autre et récupèrera son passeport. La dette va changer de camp, dorénavant Nadja pourra continuer à habiter avec elle, avec la dizaine d'autres pensionnaires, mais elle devra travailler et la payer pour récupérer ses papiers… « J'ai eu de la chance, Dame Gisèle n'était pas méchante, elle m'a recueillie. J'ai habité quelque temps chez elle, avec dix autres personnes. Des filles qui venaient d'arriver et d'autres qui avaient fini leur contrat. Il y'avait aussi des garçons. Les hommes travaillent dans les chantiers ou dans les fermes. Je suis restée quelques mois, je faisais le ménage pour payer ma dette, au bout d'un moment je suis allée m'installer avec des amies dans une autre maison. J'ai mis un an à récupérer mon passeport. Entre temps, Dame Gisèle est partie en France confiant mon passeport à quelqu'un d'autre, qui lui avait avancé l'argent. Ma dette avait encore une fois changé de camp mais je suis arrivée à la payer », explique Nadja.
Le Business des contrats en cache d'autres…
Nadja nous a révélé que le business des intermédiaires est en fait souvent un moyen d'ouvrir les portes vers d'autres projets. Des gens dans sa situation se sont souvent retrouvés seuls ayant perdu la trace de leur « intermédiaire ». C'est que ces personnes font parfois quelques « coups » de contrats pour ramasser de l'argent et partir en Europe. Une fois la somme amassée ils partent, laissant leurs « poulains » livrés à leur sort. « Ce business, qui en est un, n'est pas seulement axé sur les contrats. La vraie aubaine vient des 46kg de provisions que chacun apporte avec lui dans l'avion. De l'attiéké, du beurre de karité et d'autres denrées qui alimentent ici un commerce florissant. L'argent que nous donnons, car souvent nous devons apporter une première tranche avec nous, et l'argent que donnent les familles qui nous accueillent servent très souvent aux intermédiaires de manne pour pouvoir prendre la mer et aller en Europe. Il y en a aussi qui ouvrent des salons de coiffure ici et qui démarrent un autre projet. C'est un moyen de gagner de l'argent rapidement, d'ailleurs je l'ai aussi fait, j'ai aussi fini par amener des personnes ici et leur dégoter des « contrats »… », nous révèle Nadja.
Le Business des contrats menacé par le travail acharné des associations… Ce genre de pratiques tendrait à diminuer nous confirme Nadja. Les contrats, les réseaux d'intermédiaires, ne seraient plus ce qu'ils étaient. Pour cause, le travail des associations qui informent et encadrent rendant plus difficile la « servitude » d'une main d'œuvre désormais bien renseignée…
« Il est aujourd'hui assez compliqué d'amener des inconnus avec des contrats ici. Grâce au travail des associations et d'organisations, dont l'OIM et le HCR, nous sommes plus informés sur nos droits et donc moins crédules et manipulables. Cela fait que beaucoup de gens ont tendance à devenir malhonnêtes. Ils font des pieds et des mains pour venir ici et une fois sur place, quand ils trouvent un contact qui leur paye tout et leur garantit un emploi, ils vont aller se plaindre aux associations. Dorénavant les intermédiaires évitent de ramener des inconnus. On fait confiance aux amis, à la famille, mais plus vraiment aux inconnus… », raconte Nadja.
Oui c'est de l'esclavage ! Confisquer le passeport de quelqu'un, le faire travailler sous la contrainte d'une dette même contractée auprès d'un tiers, l'enfermer, profiter de sa vulnérabilité et l'exploiter sont évidemment, aux yeux de la loi, considérés comme de l'esclavage. En effet, la Loi organique n° 2016-61 du 3 août 2016 relative à la prévention et à la lutte contre la traite des personnes précise : « Est considérée comme traite des personnes, l'attirement, le recrutement, le transport, le transfert, le détournement, le rapatriement, l'hébergement ou l'accueil de personnes, par le recours ou la menace de recours à la force ou aux armes ou à toutes autres formes de contrainte, d'enlèvement, de fraude, de tromperie, d'abus d'autorité ou d'une situation de vulnérabilité ou par l'offre ou l'acceptation de sommes d'argent ou avantages ou dons ou promesses de dons afin d'obtenir le consentement d'une personne ayant autorité sur une autre aux fins d'exploitation, quelle qu'en soit la forme, que cette exploitation soit commise par l'auteur de ces faits ou en vue de mettre cette personne à la disposition d'un tiers ». L'esclavage a été aboli en Tunisie en 1846. Cette réforme juridique majeure, qui a précédé l'évolution des mentalités, a encore du mal à susciter une vraie transformation sociale aujourd'hui encore. C'est que la mentalité esclavagiste existe toujours et les pratiques aussi d'ailleurs. Plus assumée dans les décennies précédentes elle est aujourd'hui ensevelie sous un tas de justifications « rassurantes » permettant d'en alléger le poids sur les consciences.
Le sujet revient souvent dans les médias, les associations se battent pour que les droits des « employées de maison » tunisiennes et subsahariennes, ainsi que des travailleurs exploités car en situation irrégulière, ne soient plus bafoués. Il faudra sans doute encore pas mal de temps et d'acharnement pour que cet esclavage nappé de sauce tunisienne soit reconnu sous son vrai visage, et que la honte reprenne ses droits sur les propos affligeants qui trainent sur les réseaux sociaux…