Il y a quarante deux ans, le 26 janvier 1978, des centaines de milliers de Tunisiens étaient dans la rue, répondant à l'appel de la centrale syndicale à la grève générale, la première après l'indépendance. C'était un jeudi, noir, qui était devenu rouge à la fin de la journée, prenant la couleur du sang des centaines de victimes tombées par les balles de la police du régime ou blessées par les matraques des milices du parti au pouvoir. Plus de trois cents victimes sont tombées ce jeudi noir (le pouvoir ne reconnaissait que quelques dizaines), soit l'équivalent des martyrs de la révolution du 14 janvier 2011. Lors de ces manifestations qui ont tourné au massacre et qui avaient secoué tout le pays ce jour là, toutes les franges de la population tunisienne ont répondu à l'appel de l'UGTT. Leurs revendications avaient certes un caractère social et pour défendre l'autonomie de la décision syndicale, mais sur l'essentiel, ces Tunisiens manifestaient pour exiger plus de libertés publiques et individuelles, plus de démocratie.
Toutes les franges de la population tunisienne étaient dans la rue donc. Sauf une. En effet, le MIT, mouvement des islamistes tunisiens, ancienne appellation du parti Ennahdha, avait adressé à ses sympathisants un communiqué leur demandant de ne pas participer à la grève générale sous la bannière de l'UGTT. Pour les dirigeants islamistes de l'époque, dont nombreux qui sont toujours aux commandes aujourd'hui, les revendications de ce mouvement social ne sont pas les leurs et il est préférable de ne pas prendre des risques inutiles.
D'ailleurs, les islamistes ont toujours été à l'écart des mouvements sociaux qui ont secoué le pays depuis les années 80, soit durant les quarante dernières années. Lors de l'insurrection du pain en janvier 1984, les islamistes étaient aux abonnés absents. Pourtant, tous les Tunisiens étaient soudés et solidaires, dans la rue, contre la décision du gouvernement Mohamed Mzali, sous la pression des instances financières internationales, d'augmenter substantiellement le prix du pain. Durant la grève du bassin minier en 2008, reconnue comme l'un des éléments déclencheurs de la révolution du 14 janvier 2011, toutes les expressions contestataires étaient audibles, sauf l'expression islamiste. Les militants du parti Ennahdha se tenaient tranquilles, à l'écart et ne montrant aucun signe d'engagement, de soutien, ou de solidarité avec les grévistes harcelés, malmenés et violentés par les forces de l'ordre pendant plus de six mois.
Lors des différents événements quotidiens de la révolution, qui se sont déclenchés le 17 décembre 2010 et se sont poursuivis jusqu'à la fuite de l'ancien président Zine Abedine Ben Ali le 14 janvier 2011, les islamistes n'ont pas montré le bout de leur nez. Ils n'étaient pas les seuls cette fois-ci. Tous les partis et les mouvements politiques ont été pris de court par ces manifestations spontanées, autorégulées, qui n'avaient ni chefs, ni programmes clairs et prédéfinis. Pour les partis politiques, leur absence parmi les manifestants est due à leur faible implantation sur le terrain. Ceci sera prouvé par leurs scores médiocres dans toutes les élections organisées dans le pays depuis 2011. Par contre, pour les islamistes, le bruit courait qu'une consigne a été donnée à leurs militants de rester loin des manifestations afin de faire l'économie d'une nouvelle confrontation avec le pouvoir de Ben Ali. Les rares islamistes rencontrés parmi la foule étaient présents à titre individuel et tenaient à le faire savoir. D'ailleurs, les islamistes, encouragés par l'absence des autres partis politiques, ont eu la décence de ne réclamer aucun rôle joué dans la révolution. Ce qui ne les empêche pas d'en être les principaux bénéficiaires. Paradoxalement, c'est Noureddine Bhiri, dont le comportement n'est pas exempt de tout reproche lors des manifestations du 14 janvier 2011, qui est le seul parmi les dirigeants d'Ennahdha à vouloir s'arroger un rôle pour les islamistes dans le déroulement de la révolution.