Ma récente visite dans le sud de la Tunisie a servi à reconfirmer le besoin de lancer un débat réel et urgent sur le changement du modèle économique tunisien. Telle est la conclusion tirée de deux années de travail de proximité. Partout les mêmes défis, les mêmes combats et les mêmes frustrations de la part des différentes parties prenantes et ce, malgré les efforts entrepris par les autorités pour générer des projets et programmes qui valorisent les ressources et les idées innovantes dans les régions intérieures du pays. Citons comme exemples le projet sur la gestion durable des écosystèmes oasiens et le projet de gestion intégrée des paysages, ainsi que des initiatives financées par d'autres partenaires. Les discussions qui se sont tenues la semaine dernière à Sfax, Médenine et Tataouine, tout comme précédemment à Sejnane, Béjà, Oueslatia et dans d'autres régions du nord-ouest et du centre du pays, se sont articulées autour de trois problématiques majeures : * i) « Le centre (Tunis) nous a oublié, et rien n'avance économiquement » ; * ii) Le modèle d'implantation des entreprises « 100% export », basé sur le tourisme et la production agricole de masse, n'est pas connecté à l'économie régionale ou locale. Il ne permet pas de générer des emplois additionnels ou un niveau de croissance suffisant ; * iii) L'économie « proprement tunisienne » est freinée par i) des contraintes logistiques (des ports non performants et un manque de connexion Est-Ouest), ii) la pression fiscale et, iii) un système financier averse aux risques qui prête de préférence au gouvernement et aux entreprises publiques, au détriment des PME innovantes et créatrices d'une réelle valeur ajoutée au bénéfice des populations locales. A Tataouine se sont aussi ajoutées de fortes réclamations sur des promesses non tenues, comme le projet « Sahara ». La pertinence du projet suscite un sentiment quasiment unanime de la part des parties prenantes : personne ne comprend pourquoi le gouvernement central semble avoir abandonné ce projet développé et soutenu localement. En effet, il s'agit d'un projet sur lequel nous, partenaires de développement de la Tunisie, avons été consultés, mais dont nous n'avons plus entendu parler depuis plus d'un an. Qu'en est-il donc du modèle de développement économique de la Tunisie ? Un de nos interlocuteurs à Tataouine l'a très bien exprimé : « au cours des quatre années qui ont suivi les événements de 2011, l'attention s'est focalisée sur la transition politique et le modèle économique tunisien. Ces dernières années, ce sont les réformes économiques qui occupent l'avant-scène du débat, sans pour autant progresser réellement. Il est à craindre que dans quelques années, la Tunisie se rende compte d'avoir abandonné les zones intérieures du pays et négligé la gestion des ressources naturelles et des risques environnementaux. Il sera alors trop tard pour réparer les dégâts ». Au vu de ce constat, un débat sur un modèle économique par une approche bottom-up et basé sur l'exploitation responsable des ressources naturelles s'impose. Un modèle économique porté par les communautés et les régions, qui s'appuie sur l'initiative locale et l'implication du secteur privé, pourrait, tout en respectant les principes de la cogestion responsable du capital productif national, être une réussite dans plusieurs pays. J'aimerais mentionner quelques exemples : En Albanie, la Banque mondiale a contribué à instaurer une gestion et une planification participatives des forêts et des pâturages dans 251 communautés qui ont pu bénéficier d'une amélioration de leurs ressources forestières, de leurs pâturages et de leurs bassins versants. Parmi les résultats obtenus, on peut citer une augmentation de 8 % du revenu tiré des activités forestières dans les forêts communales et les pâturages, et une progression de 28 % du revenu tiré de la foresterie et l'agriculture dans les petits bassins versants. Au Brésil, les communautés locales ont conçu un projet qui met en œuvre des initiatives d'agroforesterie adaptées et centrées sur des fruits indigènes. Elles ont créé des unités de transformation pour les produits agricoles et forestiers non ligneux et contribuent également à la production et commercialisation d'objets artisanaux dans la région du Cerrado. Au Costa Rica, la Banque mondiale a aidé à renforcer le programme national de paiement des services environnementaux en encourageant la participation des communautés autochtones. Les investissements réalisés ont permis d'augmenter significativement le nombre de petits et moyens propriétaires terriens participant à ce programme. Ces projets et investissements financés par des prêts ont octroyé des subventions aux communautés, aux associations et aux micro-, petites et moyennes entreprises. Ils ont permis d'investir dans le capital humain de ces entités afin de les rendre partenaires à part entière et responsables de leur propre développement et de celui des ressources naturelles. D'autres mesures ont complété les subventions, comme des crédits-relais, des assurances forestières, des programmes de gestion des plantations, des ententes à frais partagés avec des entreprises privées et des exploitants forestiers, et l'intégration des nouveaux producteurs dans des chaînes de valeur. Cette approche « verte » a pu créer des emplois et transformer le mode de production d'un modèle de production de masse vers un modèle orienté « haut de gamme ». Il y a bien eu des efforts dans ce sens en Tunisie, comme par exemple la mise en place d'un groupe de travail (Task Force) sur le renforcement des chaînes de valeur, notamment pour les produits à forte valeur ajoutée. Des programmes d'appui aux groupements de développement agricole (GDA), acteurs importants du développement rural, ont été définis. Ces programmes tardent à être mis en œuvre, principalement à cause du manque de confiance des institutions centrales dans les institutions communautaires, conséquence de l'adhésion à un modèle économique centralisé. Malheureusement, ces initiatives restent encore isolées. * Une vision économique différente, qui s'inscrit dans la démocratie, la décentralisation et le respect de l'environnement est possible. Elle pourrait comporter plusieurs composantes : La valorisation des énergies renouvelables, y compris les services technologiques connexes, * Le développement d'un tourisme écologique « vert » pouvant, à terme, remplacer le modèle insoutenable d'aujourd'hui (peu rentable et ne contribuant que faiblement à l'économie locale), * La valorisation des produits du terroir, comme les plantes aromatiques et médicinales, l'huile d'olive haut de gamme et d'autres produits agricoles de qualité, tout en stimulant le développement du secteur des start-ups, où la Tunisie a aussi un vrai potentiel. Il appartient au prochain gouvernement de répondre à la forte demande de la population des régions intérieures et des villes secondaires pour un modèle économique différent, qui prend en compte leurs priorités et leurs initiatives. De profonds changements seront nécessaires. Il conviendrait de modifier l'allocation des ressources publiques de manière significative en promouvant une approche Bottom-up et d'assurer un gouvernement et une administration à l'écoute du citoyen afin de répondre de manière positive aux défis auxquels fait face la Tunisie.
Tony Verheijen
Bio : Antonius (Tony) Verheijen, responsable des opérations de la Banque Mondiale pour la Tunisie En 15 années de carrière au sein de la Banque mondiale, il a été amené à travailler sur trois continents et s'est essentiellement consacré à la gestion du secteur public, à la réforme de la fonction publique, à la gouvernance et à la lutte contre la corruption, ainsi qu'à des questions en lien avec la gestion économique. Avant de prendre ses nouvelles fonctions en Tunisie, M. Verheijen a passé quatre ans à Belgrade en tant que responsable des opérations pour la Serbie. Depuis qu'il a rejoint la Banque mondiale en 2002, M. Verheijen a travaillé au département Gestion du secteur public et Gouvernance dans la Région Europe et Asie centrale. Il a également été le directeur sectoriel de ce département en Asie du Sud, à New Delhi (Inde), et spécialiste en chef de la gestion du secteur public et chef de groupe pour l'Afrique de l'Est et l'Afrique centrale, à Kampala (Ouganda). M. Verheijen possède une vaste expérience internationale : il a travaillé sur des projets en Asie du Sud et de l'Est, en Afrique centrale et de l'Est, en Russie et en Asie centrale, ainsi qu'en Europe centrale et orientale. Avant de rejoindre la Banque mondiale, M. Verheijen a été conseiller technique principale pour le bureau régional du Programme des Nations Unies pour le développement à Bratislava (Slovaquie) et a occupé plusieurs postes au sein de l'Organisation de coopération et de développement économiques et de l'Institut européen d'administration publique. Il a également occupé des postes d'enseignement et de recherche dans plusieurs universités, dont le Collège d'Europe. Il a notamment contribué aux processus de transformation dans les Etats d'Europe centrale et orientale au moment de leur adhésion à l'Union européenne, agissant en tant que conseiller auprès des bureaux chargés de l'intégration européenne et des équipes chargées des négociations d'adhésion. M. Verheijen est diplômé de l'Université Erasme de Rotterdam, titulaire d'un MA en relations internationales de l'Université Libre de Bruxelles et d'un PhD de l'Université de Leyde.