Par Abdelaziz KACEM* LA Tunisie paya très cher son indépendance. Tout au long du protectorat, qui lui fut imposé, des explosions de colère populaires, telles que les manifestations du 9 avril 1938, ont été matées dans le sang. Des milliers de jeunes patriotes, du fin fond du Sud jusqu'à Bizerte, ont été la cible de l'armée et de la police coloniales. D'autres, condamnés à mort par des tribunaux militaires, furent judiciairement assassinés. A ses martyrs, la patrie est et sera toujours reconnaissante. En admettant, cependant, que la liberté, en tout temps et sous toutes les latitudes, fut à ce prix, il convient de réserver, dans le panthéon de la nation, une place à prêt, pour des dignitaires dont le sacrifice recelait une symbolique qui dépasserait leur simple personne. Ceux-là ne sont pas morts dans la mêlée ou les armes à la main. Ils sont, pour leur valeur d'exemple, froidement assassinés par des escadrons aussi cruels que lâches, relevant de ce que l'on appelait la Main rouge. Aujourd'hui encore, on ne sait pas grand- chose de cette organisation criminelle secrète, qui sévissait dans les anciennes colonies et dont les membres ne seraient autres que des barbouzes d'Etat. Il s'agissait, pour eux, d'éliminer toutes les personnalités nationales connues pour leur influence décisive sur les événements. Les victimes tunisiennes de la Main rouge sont nombreuses. La mémoire nationale et populaire en préserve, particulièrement, trois : Farhat Hached, secrétaire général de l'Ugtt, tombé le 5 décembre 1952; Hédi Chaker, membre du bureau politique du Néo-Destour, tué le 13 septembre 1953; le Dr Abderrahmane Mami, assassiné le 14 juillet 1954. Dans la logique criminelle des tueurs, l'élimination des deux premiers pourrait freiner les ardeurs nationalistes et faire gagner un temps précieux aux prépondérants pour consolider le pouvoir colonial. Le cas Abderrahmane Mami était quelque peu différent. Médecin officiel du Bey Lamine, nationaliste de la première heure et messager influent du souverain auprès de l'Assemblée des Quarante, faisant office de conseiller de Son Altesse le Bey, Abderrahmane Mami maintenait le palais royal dans le giron de la Tunisie combattante. Il était donc une cible de choix pour la Main rouge. Avec une accablante clarté, il me souvient de ce mardi, 13 juillet 1954, à la fois sombre et aveuglant. Comme une traînée de poudre, la nouvelle a traversé le Grand Tunis : «Ils ont tiré sur le médecin du Bey !». Le lendemain, à l'heure même où retentissait la Marseillaise, il rendait l'âme. Ses funérailles, grandioses, chargées d'une incommensurable émotion, furent parmi les plus mémorables. Jeune écrivain, j'avais à l'époque griffonné quelques amères réflexions sur l'indicible méchanceté humaine. Par quelle ignominie, les tueurs ont-ils choisi le quatorze juillet, journée mondialement solennisée, comme le point de départ de la Déclaration des droits de l'Homme, pour commettre un tel forfait ? Un attentat qui sonnaît comme un sacrilège universel. Il déshonorait la France. Pour ceux de ma génération, cet assassinat est peut-être le plus odieux qu'aient commis les sbires du pouvoir colonial, en raison du choix du jour, mais aussi pour son absurdité même. La mort du Dr Mami advint alors que le protectorat vivait ses derniers instants. Elle a, sans doute, accéléré l'histoire... Deux semaines plus tard, le 31 juillet 1954 plus précisément, Pierre Mendès-France arrivait au Palais beylical de Carthage. La France reconnaissait enfin l'autonomie interne de la Tunisie. Abderrahmane Mami était à deux doigts d'y assister, ce qui rendait son sacrifice plus pathétique encore. *Ecrivain universitaire