Ils sont jeunes, dynamiques et déterminés. Leur ennemi juré? Un système économique qui profite à une élite dominant les marchés et jouissant de tous types de privilèges au détriment du reste de la population. Leur mission? Dénoncer les abus du système rentier tunisien à travers des plaidoyers pour conscientiser l'opinion publique sur les enjeux d'un tel système. Une trentaine de jeunes Tunisiens, venant d'horizons divers, se sont réunis pour la même cause : combattre l'économie de rente en Tunisie. La tâche est, certes, ardue pour les fondateurs de l'association A.L.E.R.T (Association de lutte contre l'économie de rente en Tunisie), nouvellement créée. Mais leur détermination à en finir avec un système rentier qui ronge aussi bien l'économie que la société est inébranlable. Dans cet entretien, Malek Aloui, avocat et un des fondateurs d'Alert, nous donne plus d'éclaircissements sur l'action de l'association, mais aussi sur le nouveau concept d'économie de rente qui a désormais fait son entrée dans le débat public. Une association créée par un collectif de jeunes pour lutter contre l'économie de rente, c'est une première en Tunisie. Comment l'idée vous (les fondateurs de l'association) est-elle venue? Il y avait une prise de conscience collective. Au départ, on était un groupe Facebook, où plusieurs personnes de Tunisie et d'ailleurs, notamment d'anciens ministres, des économistes et des universitaires se sont retrouvées ensemble à parler régulièrement, à échanger des idées —avec un contenu d'assez haut niveau— autour de ce problème qu'on connaissait sans pouvoir le nommer. On a pu arriver à le définir et l'identifier. Aussi, il convient de rappeler que l'intervention de l'économiste Anis Marrakchi, lors du Tunisian Think Tank a énormément contribué à la clarification et l'incarnation du concept. Après, on s'est dit, passons au concret, parce qu'une rente, ce n'est qu'un tigre de papier. Une rente c'est un dysfonctionnement. Personne n'en a envie, même les rentiers eux-mêmes sont anti-rentes. Ils sont contre la rente des voisins. Ils voient toutes les rentes partout et ils estiment que la leur n'est pas grave. Tous les rentiers savent, aussi, que c'est un système qui, à la fin, mène à la ruine. L'association est née comme ça. On a voulu structurer l'activité et on s'est rendu compte, qu'en fait, on n'était pas seuls. Il y avait des milliers de Tunisiens, chez qui ce discours avait un écho. Il y a énormément de Tunisiens qui vont trouver par là, le moyen de s'exprimer. C'était inévitable. Beaucoup de gens fustigent la révolution. Mais il faut comprendre qu'il y a énormément de colère dans le peuple tunisien, qui était sur le point d'exploser quel que soit le vecteur par lequel ça explose. De toute façon, il fallait que cette colère trouve sa réponse et il s'est trouvé qu'on a pu mettre les mots. Alert, c'est un collectif de plusieurs centaines de personnes qui apportent énormément de travail et c'est ce qui permet d'avoir à chaque fois ces contenus. Nous avons beaucoup de membres et de sympathisants qui œuvrent à exposer le problème et à pointer du doigt là où le bât blesse. On n'est pas forcément à l'initiative. Il y a des activités et des domaines de rente qu'on connaît, d'autres qu'on découvre. On vérifie s'il y a du bien-fondé et on fait attention aux tentatives de manipulation. Il y a beaucoup de personnes qui veulent dénoncer des abus, mais qui ont peur et qui n'osent pas. Ils trouvent, désormais, la possibilité, dans le cadre de l'action de notre société, de monter leurs dossiers. Actuellement, on ne peut dire qu'on est satisfait, loin de là. Mais le fait qu'on puisse nommer le problème, apporter le diagnostic, c'est la première étape pour amener la guérison. N'y a-t-il pas des institutions qui veillent à protéger la concurrence loyale? Le Conseil de la concurrence n'a-t-il pas justement ce rôle de veille ? La mise en place du Conseil de la concurrence n'émanait pas du souhait du législateur tunisien mais elle était plutôt une décision imposée de l'extérieur. Même si le conseil compte des compétences nationales, il n' a pas de prérogatives. Si on arrive à faire appliquer les décisions du conseil, ça serait une véritable avancée. Mais très souvent, quand on est distributeur de produits alimentaires et que le cartel avec lequel on traite nous apporte des millions de dinars, évidemment, on préfère garder les millions plutôt que de le dénoncer. Pourquoi faut-il casser le système de rente en Tunisie ? Le système de rente vole l'espoir et les opportunités des Tunisiens. Cette logique de blocage n'existe pas uniquement au niveau commercial. Même l'administration réfléchit de manière rentière. C'est quoi la rente, sinon un dysfonctionnement d'une institution qui la rend illégitime. La rente c'est aussi utiliser l'autorité de l'Etat à des fins étrangères à l'intérêt général. Lorsqu'on promulgue une loi qui interdit le survol des drones, on est en train d'asseoir l'autorité de l'Etat à des fins étrangères à l'intérêt général et d'empêcher les agriculteurs d'épandre les intrants avec des drones et donc d'empêcher le développement. La rente vole les opportunités. Le plus visible, c'est ces jeunes Tunisiens qui quittent le pays sur des bateaux et c'est ce qui la rend, inacceptable, en premier lieu. Qui sont les rentiers ? Et comment font-ils pour cadenasser le marché et les secteurs d'activité qu'ils dominent? Les rentiers sont tous les acteurs qui détournent l'autorité pour des fins étrangères à l'intérêt général quel que soit cet acteur. C'est-à -dire se protéger en détournant l'autorité de la loi contre l'intérêt général. Les partis politiques ne sont-ils pas impliqués, en tant que législateurs, dans ce jeu de clientélisme ? Le jeu démocratique est la meilleure façon de faire sauter les verrous du système rentier. Les partis politiques, aussi imparfaits soient-ils, sont le meilleur moyen d'arriver à des modes de fonctionnement justes. Cela étant dit, il est normal que les rentiers essaient le plus possible par leur influence —et leur influence est grande— de s'immiscer dans les partis politiques, d'infléchir leurs actions. Sajalni, par exemple, est la création d'une rente en direct. C'est le FCR du téléphone. Les rentiers s'immiscent dans la politique, mais nous aussi. On a même des rentiers qui sont députés. Ils siègent au Parlement pour protéger leurs petites rentes. Les partis politiques, au bout d'un moment, ne pourront plus aller contre leurs électeurs. Quels sont les secteurs et les marchés cadenassés en Tunisie ? Quand un opérateur s'accapare 50 à 60% du marché en Tunisie et qu'il n'arrive pas à s'internationaliser, il s'agit bien d'un rentier. Les seuls marchés qui, jusque-là, n'étaient pas cadenassés sont les marchés où les rentiers ne s'y connaissaient pas. C'est pourquoi, d'ailleurs, nous avons pu avoir de bons acteurs dans le secteur des TIC. Le système de rente se manifeste par des acteurs qui puisent leur force dans le népotisme et le clientélisme et qui sont moins capables d' innover sur le plan production, marketing, etc. La plupart de nos rentiers sont des nains à l'international, ils ne vivent que par les blocages réglementaires, artificiels, inutilement complexes qu'ils mettent dans le territoire tunisien. Quels sont les outils à mettre en œuvre et les mécanismes à activer pour faire sauter les verrous ? Un des premiers mécanismes est de faire prendre conscience des verrous, mais aussi de la fragilité des rentiers. Ce ne sont que des tigres de papier. Personne n'a envie de vivre dans une économie sous cloche. Tous ceux qu'on croit puissants ne le sont pas et même eux se renforcent dans un jeu concurrentiel. Le premier outil, c'est le Conseil de la concurrence. Avec de bonnes institutions, des citoyens qui comprennent, en quoi la rente est nocive pour tout le monde, on peut lutter contre le système rentier. Parce qu'il ne faut pas oublier que la conséquence est ces jeunes qui meurent en mer, ces Tunisiens intelligents qui prennent l'avion et ne reviennent jamais, ce sont nos caisses de retraite qui ne tiennent pas. Tout ça c'est le prix de la rente. On a, tous, à gagner à ce que ça cesse.