Les incidents et les grèves qui émaillent chaque année le secteur de l'éducation publique poussent les parents à inscrire leurs enfants dans le privé Sous Ben Ali, et plus précisément dans les années 90, l'avenue Mohamed V de la capitale avait volé la vedette à la pourtant très prestigieuse avenue Habib-Bourguiba, en devenant inaccessible (ou presque) aux automobilistes à chaque heure de pointe. Et cela non seulement à cause du trafic dense qui y régnait habituellement, mais aussi et surtout en raison de la présence imposante du cortège présidentiel chargé, quotidiennement, de déposer ou de prendre la fille de l'ancien président devant l'école Bouabdelli où elle poursuivait ses études. A l'époque, on allait même jusqu'à interdire la circulation devant et autour de cette école chaque fois que l'ex-première dame s'y amenait en personne pour les beaux yeux de sa progéniture. Si nous avons tenu à rapporter ce point de l'histoire, c'est justement parce que cette école est connue pour être la pionnière de l'enseignement privé en Tunisie. En ce temps-là, le renom, le prestige et la crédibilité qu'elle avait acquis étaient si solides qu'elle tournait… au surbooking, parce que très sollicitée et fortement prisée aussi bien par les familles aisées que par les accros du snobisme et du «m'as-tu-vu» ! Depuis, cette école allait… faire école avec l'émergence, au fil des ans, d'autres établissements privés qui, concurrence oblige, faisaient tout pour copier «l'exemple Bouabdelli». Aujourd'hui, il est permis de parler d'invasion pure et simple. Et, pour en avoir le cœur net, fions-nous aux chiffres. En effet, rien que dans le Grand-Tunis, on compte 61 lycées et 95 écoles privés, chapeautés par deux commissariats régionaux. Le total dans le pays, selon les mêmes statistiques, s'établit à quelque 650 établissements privés, sans compter les deux écoles internationales basées dans la banlieue nord de Tunis. On peut donc parler de foisonnement, ce bond spectaculaire ayant été accompli en l'espace seulement d'une vingtaine d'années. Qui a motivé cette flambée ? Sera-t-elle stoppée un jour ? Ou ira-t-elle crescendo ? Concrètement, la santé de fer actuelle de l'enseignement privé est due aux facteurs suivants : - Primo : les problèmes chroniques dont souffre l'école publique, sur fond de stagnation de niveau et d'absence de réformes salvatrices. Les années de vaches maigres sous l'ancien régime y sont pour beaucoup dans cette chute vertigineuse. - Secundo : l'absence de lueurs d'espoir pour remonter la pente. Et cela à cause notamment de la persistance du bras de fer entre le ministère de l'Education et l'Ugtt, de la fréquence des grèves et de l'absence du cadre enseignant, ainsi que des paradoxes qu'offre l'emploi du temps administré aux élèves et lycéens, comme en témoignent le nombre d'heures creuses et l'inexistence de formules de compensation, c'est-à-dire de remplissage des heures perdues. Le tout compte non tenu de l'insécurité qui règne devant et à l'intérieur des édifices étatiques du savoir (braquages, agressions, vols avec effraction…) - Tertio : la montée fulgurante de l'enseignement privé qui a réussi là où celui du public a échoué : édifices flambant neufs, cadre éducatif plus compétent, classes moins encombrées (entre 15 et 20 élèves, contre… le double ailleurs), cours axés prioritairement sur la formation dans les branches scientifiques et des langues vivantes (anglais, espagnol, chinois…), outre l'autre atout, et non des moindres, celui de l'animation. En effet, dans ces établissements où les cours s'achèvent tous les jours à 16h00, des programmes culturels et sportifs sont réservés aux élèves avant leur rentrée à la maison. Aucune comparaison ! Arnaque? Aucune comparaison, disions-nous, et il n'y a pas photo. Or, comme nul n'est parfait, il est indubitable que l'enseignement privé, en dépit de tous ces avantages dont il a le droit de se targuer, offre aussi des épines qu'il n'a pas le droit de cacher, parce que désormais visibles à l'œil nu, ou presque. D'abord, sur le plan financier où les tarifs ne cessent d'augmenter vertigineusement. Jugez-en : 120 dinars par an pour l'inscription et entre 120 et 150 dinars par mensualité à titre de droit d'études. Le tout selon le standing de chaque établissement. Le plus révoltant est que ces tarifs n'incluent pas l'achat des fournitures scolaires qui sont à la charge des parents. «Certes, déclare l'un d'eux, nos enfants y sont bien scolarisés et bien assurés, mais j'estime que ces montants sont exorbitants et injustifiables». Pour un autre parent, «c'est de l'arnaque dans la mesure où on abuse, chaque année, de hausses excessives des différents droits, en toute impunité et sans le contrôle, voire le consentement de la tutelle, et sans la moindre pensée à la cherté de la vie, sachant que l'enseignement privé n'est plus une chasse gardée pour les riches». Autres exemples d'arnaque divulgués… à l'arraché par notre enquête : - Le jonglage avec les notes, puisqu'il s'est avéré qu'on abuse souvent, dans certains établissements, d'octroi de moyennes imméritées dans le but luxueux d'accéder aux lycées pilotes. - La réduction des heures des cours, en violation du contenu du cahier des charges - L'imposition de frais onéreux aux élèves désireux de s'adonner, à la fin de leurs cours, aux activités culturelles et sportives pilotées par l'établissement. - Le double emploi des instituteurs et professeurs dont un bon nombre exerce simultanément dans les enseignements privé et étatique, ce qui influe négativement sur leur rendement. Il est vrai que les offres du privé sont plus tentantes (jusqu'à… 35 dinars par heure!) Obsession En dépit de toutes ces irrégularités qui… font de la résistance, consécutivement à un manque de contrôle régulier de la part des autorités compétentes, l'enseignement privé continue allègrement de vivre son âge d'or. Hier apanage d'une certaine bourgeoisie, il est aujourd'hui prisé par des familles beaucoup moins nanties. «C'est le seul moyen d'assurer un enseignement sécurisant et d'avenir pour nos enfants», estime M.N., fonctionnaire de son état, qui affirme en avoir ras-le-bol d'un enseignement public au plus bas de sa popularité. Pour Mme Hédia Toukabri, enseignante, «on peut parler d'obsession forcée, car, étant du domaine, je peux dire que l'Etat a tout fait, depuis Ben Ali jusqu'à nos jours, pour torpiller les bases de la politique de l'enseignement, ce qui a obligé les Tunisiens, soucieux de la scolarité de leurs enfants, de se rabattre, à leur corps défendant, sur les écoles et lycées privés, si graves soient les pratiques dont usent ceux-ci». Obsession : le terme est loin d'être déplacé, quand on sait par ailleurs que des parents, qui y croient dur comme fer, réservent pour chaque rentrée scolaire un gros budget, non seulement pour le droit d'inscription et les mensualités dont on a parlé ci-haut, mais aussi et surtout pour les fournitures scolaires dont l'acquisition coûte généralement les yeux de la tête. L'exemple de l'Ecole internationale de Carthage, où les frais de ces fournitures avoisinent les… trois mille dinars, se passe de tout commentaire!