Pendant trois jours, à la Bibliothèque nationale puis aux Archives nationales, s'est tenue une manifestation à trois volets intitulée «Notre 68». Des acteurs de ces événements qui ont bouleversé le monde et élargi l'échelle du possible ont témoigné notamment au cours du colloque organisé vendredi et samedi derniers. Organisé par l'association Perspectives El Amel Ettounsi Mémoire et Horizon, avec le soutien de la fondation Rosa-Luxemburg et en partenariat avec l'association Nachaz, l'évènement qui commémore le 50e anniversaire de Mai 68 comprend un colloque, une table ronde et une exposition documentaire et photographique. Ont participé à cette commémoration les acteurs et les témoins de ces journées de révolte estudiantine qui ont bouleversé le monde et accéléré l'histoire : Emna Belhaj Yahia, Neyla Jrad, Gilbert Naccache, Khemaies Chammari, Brahim Razgallah, Aziz Krichen, Hichem Skik, Cherif Ferjani, Tahar Chegrouche, Hedi Jalleb, Véronique Chabert, Rabaâ Abdelkefi, Khadija Cherif, Raoudha Gharbi, Sadok Ben Mhenni, Ezzedine Hazgui… La rencontre « Notre 68 », qui a voulu revenir sur la mémoire de cette date en Tunisie et telle qu'elle a été vécue par des jeunes Tunisiens partis faire leurs études à Paris, a été un moment de restitution et d'émotion. Et surtout l'occasion de la réconciliation d'une gauche tunisienne plurielle, dont les membres, à l'époque peu favorables à une coalition des forces opposées à Bourguiba, reconnaissent aujourd'hui leur proximité intellectuelle et la futilité de leurs rivalités anciennes. Car malgré leurs divergences, qu'ils soient perspectivistes, nationalistes arabes, communistes ou franc tireurs, ces jeunes d'il y a 50 ans — des septuagénaires aujourd'hui — reconnaissent un fait. Ils ont tous vécu Mai 68 portés par l'espoir de changer le monde et par une euphorie révolutionnaire à nulle autre pareille. «Le nous inhérent de « Notre 68 » se traduit par ce mouvement de cœur et de courage qui a emporté tout le monde : les forces de gauche, les femmes, les familles et la solidarité internationale à la suite du procès de 68 », réplique Sadok Ben Mhenni. Un rapport existentiel avec la politique L'écrivaine Emna Belhaj Yahia avait 22 ans quand éclata la révolte de ce mois de mai-là. Etudiante en philosophie à Paris, elle militait parallèlement au Parti communiste tunisien. Son témoignage, a-t-elle précisé, est «subjectif, particulier et éminemment personnel». Dans une ambiance «jouissive», dit-elle, c'est la découverte d'une autre dimension de la chose politique que fait l'étudiante à ce moment-là. «Mai 68 m'a permis d'établir un rapport existentiel avec la politique dès l'instant où l'émotion s'y introduit. A force de se fondre et de se confondre dans l'action collective, on acquiert une autre dimension de soi. Mai 68 c'est aussi le désir de se construire à l'échelle de l'individu mais dans la solidarité avec les autres. Depuis cette date-là, rejetant les formes de nationalisme étriqué, j'ai senti que je m'inscrivais dans le monde pour toujours». Et pourtant au Parti communiste, les discussions et évaluations allaient bon train sur la «dimension révolutionnaire» de ce qui se passait dans les rues de Paris. D'où le sentiment de déchirement d'Emna Belhaj Yahia, qui ne savait plus à quel saint se vouer : à son parti qui jugeait la situation «non révolutionnaire car ne répondant pas aux critères léninistes de tels événements» ou à l'appel joyeux et insistant des manifs et des barricades. Si le champ des possibles s'était extrêmement élargi au cours du Mai parisien et dans d'autres villes d'Europe et d'Amérique, où beaucoup de choses ont été remises en question dont le pouvoir, le couple, le corps, la famille…, en Tunisie la situation était toujours marquée par l'autoritarisme et la répression. La jeune Emna Belhaj Yahia avait senti ce décalage. Elle se répétait sans cesse : «Quelle chance ils ont de pouvoir aller très loin dans la critiques de leurs institutions tout en étant protégés par une société démocratique ! ». «Complot contre la sûreté de l'Etat» En mars 1968, le régime tunisien arrête par centaines les militants de Perspectives, appelés également le Groupe d'études et d'action socialiste en Tunisie (Geast), des communistes et des sympathisants des deux mouvements. Après les investigations, 69 militants perspectivistes et quatorze communistes sont traduits devant la Cour de sûreté de l'Etat pour «maintien d'une association illégale », à laquelle se sont ajoutés le «complot contre la sûreté de l'Etat, la diffamation du chef de l'Etat, l'outrage à magistrat et la diffusion de fausses nouvelles ». Les peines sont très lourdes, allant jusqu'à 16 ans de prison ferme. Auparavant, les idées anti-impérialistes et pro-palestiniennes se répandent à l'université, notamment après la défaite contre Israël lors de la Guerre des Six-Jours en juin 1967. Quand se déclenche Mai 68, Aziz Krichen a 21 ans. Economiste, homme politique et ancien leader perspectiviste, il croupissait alors dans les geôles de Bourguiba depuis deux ans et n'était point au courant de ce qui se déroulait alors en France et dans d'autres pays encore. Son intervention a porté sur cette «révolution où la jeunesse du monde s'est lancée à l'assaut du ciel », évoque-t-il. Objectif des étudiants atteint Aziz Krichen a abordé dans son intervention l'effervescence qui a saisi le monde au cours de cette année. De la Pologne au Mexique, en passant par l'Italie, l'Allemagne, la Suisse, la Yougoslavie, l'Algérie, la Tunisie, le Sénégal, le Brésil…les quatre coins de la planète résonnaient des clameurs et des protestations d'une population tout juste sortie de l'adolescence, qui a parfois ramené à sa cause, comme en France, d'autres catégories de la société. «Qu'est-il advenu de cette Révolution Monde ?», s'interroge l'homme politique. «Il ne fait pas de doute que tout a changé depuis, qu'il y a un avant et un après-Mai 68», répond-il. Selon Aziz Krichen, parmi les plus grandes transformations engendrées au lendemain de ces événements, le basculement des équilibres géopolitiques. Jusqu'au début des années 90, trois blocs se partageaient les rapports de force, l'Ouest, l'Est et le Tiers-Monde. Celui-ci se classait en bas de l'échelle de la production. Or ce système a changé au fil des décennies. «Depuis l'avènement du nouveau millénaire, nous assistons à un mouvement contradictoire du déclin des uns et de la montée des autres. Aujourd'hui, le Nord n'occupe plus la première place en matière de production et de redistribution économiques. L'objectif des étudiants de 68 était d'abattre l'impérialisme américain. L'objectif est atteint ou en phase de l'être», conclut Aziz Krichen. La militante des droits humains Raouda Gharbi s'interroge : «Perspectives, qui a abrité le mouvement des féministes tunisiennes, ne peut-il pas matérialiser une offre politique de gauche, qui se fait toujours attendre ?»