La cinéaste et grand reporter Jocelyne Saab est décédée à Paris il y a exactement une semaine, le lundi 7 janvier, après un long combat contre la maladie. Son dernier voyage, en sens inverse du premier qu'elle fit il y a 50 ans, a ramené ses cendres à Beyrouth, sa ville natale et éternelle passion. Le cinéma libanais, Beyrouth et des milliers de cinéphiles perdent une camarade de toutes les justes causes, un témoin passionné et habité par son pays, par ses territoires d'action en tant que reporter, par son époque, celle des «intarissables espoirs et violences». D'elle, il reste des films, des documentaires et des reportages, de grands entretiens et des témoignages, des images de grands reportages ou de fictions, mais où la poésie est le principal éclairage. Premier pas d'une pionnière Jocelyne Saab est née sous le signe de la lutte et de la résistance, en 1948,dans un Beyrouth qui commençait déjà à accueillir ses éternels camps de réfugiés. C'est peut-être dans cette enfance que naîtra en elle son engagement définitif pour les justes causes celles des «sans-voix» et des invisibles, des plus démunis, les peuples déplacés, les éternels exilés, les villes et les âmes blessées, du quart-monde. Son chemin, celui de ceux qui ouvrent la voie, commence par un pas de côté comme une danse. Malgré une vive passion pour le cinéma, elle consent à faire des études d'économie, plus acceptables pour une femme beyrouthine des années 70. Son engagement se cristallise dans cette ville cosmopolite qui concentrait toutes les énergies intellectuelles de la gauche arabe de l'époque. Son choix est déjà franc, celui du droit à la liberté, de la résistance des peuples oppressés et du retour de la terre pour les Palestiniens réfugiés non loin de son quartier natal. Images de guerre pour la «possibilité d'une mémoire» En 1973, elle est engagée par son amie la poétesse Etel Adnan comme journaliste. Elle prend son élan et sa caméra, et devient reporter de guerre, première dans le monde arabe, elle sillonne les zones de conflit. La même année, elle part en reportage en Libye, où elle filme, pour une télévision française, un des meilleurs portraits de Kadhafi (Kadhafi, l'homme qui venait du désert, 1973). Elle couvre les luttes armées sur les fronts du Kurdistan irakien, au Sahara occidental, en Iran, au Vietnam, la guerre des Six jours d'octobre au Golan syrien et en Egypte. Elle documente et filme la résistance palestinienne dans une période charnière où l‘OLP s'organisait et commençait à s'armer. Les images qu'elle laisse de cette époque sont uniques, souvent censurées dans les médias internationaux et arabes : les camps d'entraînements des kamikazes ; (le Front du Refus), les moments forts où les Palestiniens continuent à s'organiser autour de leurs organisations (1974). Elle filme de l'intérieur avec la détermination de l'engagement et l'exigence stylistique du documentaliste. Rendre compte de la disparition d'un monde En 1975, le Liban bascule dans la guerre civile et Jocelyne Saab, caméra au poing, est à jamais subjuguée par le cinéma et l'engagement. Elle filme sa ville déchirée avec la crainte de la voir disparaître, mais surtout avec la précision, la rapidité, la clarté et la pertinence qu'exige son métier de journaliste. Une distance qui exprimait son attachement à écrire l'Histoire et établir l'exacte vérité. Mais avec, en filigrane, un regard nécessairement subjectif, elle filmait comme on récite un poème, ce Liban qui se déchire. Pionnière d'un genre nouveau, presque issu de cette guerre fratricide, elle forme avec Marouan Baghdadi, Borhane Alaouié ou Randa Sahal Sabbagh un noyau de cinéastes militants et indépendants et s'obstine à faire par l'image le devoir de mémoire. Ancrée dans une réalité violente et tourmentée, elle résiste en filmant «Les invisibles» et les «sans-voix». Ces films sont à la fois des portraits d'humains, soldats, civils, tous armés tous coupables et victimes, de villes détruites, reconstruites, mais également des analyses politiques et sociologiques des conflits. Son Liban dans la tourmente En 1975, Jocelyne Saab réalise son premier long-métrage documentaire, «Le Liban dans la tourmente» (1975). Elle y saisit avec intégrité morale et intelligence, l'essence profonde de la guerre civile. Sans dogmatisme, mais avec beaucoup de sensibilité elle donne la parole à tous les protagonistes de cette guerre absurde. Pendant quinze ans (1975-1990), elle couvrira la guerre du Liban, en réalisant plus de trente films. Les plus connus, références historiques et cinématographiques, sont sa «trilogie de Beyrouth» : «Beyrouth, jamais plus» (1976), «Lettre de Beyrouth» (1978) et Beyrouth ma ville (1982). Une œuvre, qui dissèque la violence historique, à hauteur d'homme, mêlant le documentaire à la «poésie civile» engagée pour écrire une mémoire collective, nationale et consciente de l ‘horreur. Les films de Jocelyne Saab sur la guerre civile au Liban ont fait effet de révolution dans le cinéma arabe et le documentaire. La recherche formelle tout comme la charge émotionnelle était au service de l'entreprise historiographique. Elle savait qu'elle avait pour mission de conter et constituer l'Histoire, de rendre compte des enjeux par les images mais également par son écriture presque élégiaque de son pays qui se perd. Une véritable cartographie d'un Liban qui se disloque et se reconstitue. Ainsi, elle réalise : «Les Commandos-suicide» (1974), «Nouveaux Croisés d'Orient» (1975), «Les Enfants de la guerre» (1976), «Beyrouth jamais plus» (1976), «Beyrouth, ma ville» (1983), «What's going on ?» (2011) et «Un dollar par jour» (sur les camp de réfugiés syriens 2016). Beyrouth… Son amour ! Beyrouth est une ville sans contours, elle se décompose et se recompose perpétuellement. C'est la mutation de la ville qui fait muer la journaliste en cinéaste, passant du reportage, à l‘essai documentaire puis à la fiction. Tout en restant au Liban durant toute la guerre, Jocelyne Saab n'arrêtera pas de voyager, dans toutes les zones de turbulences pour documenter et raconter les autres luttes et justes causes. Images justes, causes perdues En 1982, Jocelyne Saab est choisie par Yasser Arafat pour documenter son départ avec l'OLP du Liban pour la Grèce puis la Tunisie. De cette traversée, les seules images sont de son film «Bateau de l'exil» (1982). Elle partira au Sahara occidental pour témoigner du conflit entre le Maroc et le Polisario et réalisera «Le Sahara n'est pas à vendre» (1977), en Egypte, où elle tourne «La cité des morts» (1977). Alexandrie (1986), «Les Almées, danseuses orientales», au Vietnam (La Dame de Saïgon, 1997) et Turquie (Imaginary Postcards, (2016). La filmographie de Jocelyne Saab compte également des fictions. Elle réalise «Sucre d'amour (Une vie suspendue)» (1985), «Il était une fois Beyrouth : histoire d'une star» (1994), et son chef-d'œuvre Dunia (2005) qui raconte l'horreur de l'excision des femmes en Egypte. Ce dernier film, véritable manifeste humaniste et féministe, a valu à la réalisatrice des menaces de mort et la censure de ses films. Extension des champs de lutte artistiques A partir de 2006, l'artiste prend un tournant plasticien. Elle se concentre sur la vidéo et la photographie. Elle monte Strange Games and Bridges à Singapour (2006), (installation vidéo et photo) Le Revers de l'occidentalisme (2007); Architecture molle, (2007) ; Masques (2009), et Un dollar par jour (2016). Elle trouve dans la photographie un moyen d'amplifier la voix de ceux qui n'en ont pas. À contre-courant, elle met à nu la violence à tous les niveaux contre les minorités sexuelles, les réfugiés... Résister jusqu'au bout «Résistance culturelle» cela aura été son credo, sa ligne de vie, mais également un de ses derniers projets : un festival qu'elle monte en 2013 dans plusieurs villes du Liban et qui durera 3 ans. «Brûlures de l'Histoire» «La Voix au féminin», «Renaître à Vingt ans» ont été parmi les débats de ce festival qu'elle a souhaité comme un acte politique contre la régression,contre l'oubli et contre les injustices. En décembre 2018 Jocelyne Saab sort son premier et dernier livre d'art «Zones de Guerre». Une œuvre qui sonne comme un testament où les images sont tirées de ses films réalisés dans les années 1970 et 1980, puis 1990 et 2000, mais également de séries photographiques des années 2000 et 2010. Clap de fin sur une vie de création et d'engagement durant laquelle Jocelyne Saab a su conter les blessures du monde et les siennes avec la force des images et la poésie du regard. La «Pionnière», «L'indomptable», «L'intrépide», la cinéaste, grand reporter et photographe a mené toutes les luttes de son époque avec courage et détermination. Etre femme, journaliste reporter en zones de conflit, et témoin de son époque, de ses guerres et de sa condition, c'est presque une somme infinie d'impossibilités et d'obstacles, pourtant elle était tout cela et ses images survivent et continuent la reconstruction de ce pays tant aimé mais si amnésique où, désormais, elle repose.