Par Mounir kchaou* Le rapport sur l'indice de démocratie dans le monde, version 2018, publié au début de ce mois par l'unité d'intelligence du groupe the Economist, vient à point nommé pour rappeler aux Tunisiens, huit années après la révolution, l'importance des avancées réalisées par leur pays sur le chemin de la construction d'une démocratie pérenne et d'un mode de gouvernance digne des nations civilisées et modernes. Bien qu'il faille se réjouir de voir notre pays avec un score de 6.41, classé parmi les pays ayant une démocratie encore incomplète (flaweddemocracy), mais une vraie démocratie avec des élections transparentes et cycliques et des garanties aux libertés civiles fondamentales, certaines faiblesses, voire défaillances, l'empêchent encore de se hisser au rang d'une démocratie accomplie (fulldemocracy) avec un score entre 8 et 10 points dans l'indice de démocratie. Le rapport identifie ces défaillances, communes à toutes les démocraties incomplètes, comme étant celles de gouvernance, de culture politique et de taux de participation politique demeurant faible en dépit du climat de liberté et de l'absence de restriction sur l'activité publique et civile. A notre avis, pour surmonter ces difficultés, il est certes nécessaire de poursuivre le processus de réforme et de modernisation de l'Etat, entamé depuis la révolution, de trouver une issue à la crise économique aiguë par laquelle passe le pays et de consolider le processus démocratique, mais il n'en est pas moins nécessaire d'investir dans une forme de capital dont le rôle est déterminant pour le développement économique et social et pour la consolidation démocratique, à savoir le capital humain. Ce dernier, qui a été la force de la Tunisie depuis l'indépendance, connaît ces dernières années une érosion et un délabrement continus. Pour se rendre compte de l'importance de cette forme de capital immatériel, il est utile de rappeler que la théorie du capital humain a été formulée et développée en 1963 par l'économiste américain Gary Becker, prix Nobel d'économie en 1992. Dans l'introduction de l'édition 1993 de son livre Le Capital Humain, l'auteur souligne que l'éducation, outre le fait qu'elle permet à l'individu d'acquérir le savoir et de développer les compétences nécessaires à la création de la valeur économique et à l'insertion professionnelle, améliore la qualité de la vie et de la santé, réduit l'addiction au tabagisme, accroît la disposition à participer au vote, fait prendre conscience de la nécessité du contrôle des naissances et développe chez les individus le goût des arts et de la littérature. Il remarque également que les performances exceptionnelles du Japon, de Taïwan et d'autres économies asiatiques, dans les dernières décennies, illustrent merveilleusement bien l'importance du capital humain dans le développement. L'exemple du Japon est éloquent à cet égard, selon lui. En effet, manquant de ressources, notamment l'énergie, et souffrant de la discrimination de la part de pays d'Occident, le Japon et les pays dénommés tigres asiatiques ont su tout de même se développer en s'appuyant sur une force de travail bien formée, bien instruite, appliquée et disciplinée. Tout récemment,la Banque mondiale a lancé, le 11 octobre 2018 à Bali, en Indonésie, à partir de cette théorie, un indice du capital humain pour mesurer l'impact de cette forme de capital sur le développement. Le capital humain se définit, selon la BM, comme « l'ensemble des connaissances, des compétences et des conditions de santé que les personnes acquièrent au cours de leur vie » et qui leur permettent un meilleur accès et usage des ressources matérielles et immatérielles nécessaires à leur développement personnel et professionnel. Or l'acquisition de ces connaissances et de ces compétences se trouve tributaire de l'état du système éducatif et de ses prestations dans chaque pays. Dans un entretien accordé au journal La Presse du 20 octobre 2018, M. Tony Verheijen, responsable des opérations de la BM, a pointé un ensemble de défaillances de notre système d'éducation et de formation qui font que notre pays, avec un score de 0.51 dans ICH, est en deçà de la moyenne de la région Mena (Middle East NorthAfrica) à laquelle il appartient. Il s'agit en gros de la faiblesse de l'éducation préscolaire, de la rupture précoce de scolarité qui atteint des proportions alarmantes dans certaines régions du pays, à la phase de l'enseignement secondaire, et de la faiblesse de la qualité de l'enseignement. En effet, l'enseignement, dans son état actuel, faisant usage de méthodes traditionnelles développant la mémorisation au détriment de la réflexion et de la créativité personnelle, ne permet pas à l'apprenant tunisien d'acquérir les compétences dont a besoin une économie en voie de modernisation. La formation professionnelle des enseignants et le mode de leur recrutement et de leur promotion constituent, à ses yeux, une autre entrave au développement du capital humain dans notre pays. C'est pourquoi les autorités publiques, à notre avis, ne doivent en aucun cas oublier le rôle déterminant du métier d'enseignant dans l'acquisition des compétences et dans la transmission du savoir et le développement du capital humain. Elles doivent, dans cette mesure, redoubler d'effort pour arrêter la dépréciation continue du statut des enseignants dans la société et la perte d'autorité et de considération, nécessaires à l'exercice de leur métier, qu'ils éprouvent au quotidien. Cependant, au lieu de focaliser l'attention sur les enseignants et leurs revendications matérielles, somme toute légitimes comme celles de tous les corps de métiers, elles doivent plutôt œuvrer à réhabiliter le métier d'enseignant et à doter les professionnels de l'éducation des moyens nécessaires, en infrastructures et équipements, mais surtout en formation et mise à niveau de leur savoir et compétences. Les recrutements et les promotions aux grades ne doivent plus continuer à être considérés comme des droits accordés selon le principe de l'égalité et obtenus par les moyens de pression syndicale, mais comme des distinctions octroyées aux plus méritants des enseignants. La promotion au grade doit être obtenue au terme d'une évaluation objective et scientifique du rendement de l'enseignant, de son respect de l'éthique du métier et de son engagement à promouvoir la qualité de l'enseignement et basée sur des concours nationaux sanctionnés par des épreuves à l'écrit et à l'oral. Le but qu'elle doit viser est l'amélioration du rendement de l'institution éducative, en général, et le service qu'elle rend à la société et non pas uniquement celui d'améliorer la situation matérielle de l'enseignant. Aujourd'hui, aucun système éducatif ne peut prétendre être à lui seul juge de la qualité des prestations qu'il offre et s'autoévaluer, mais il doit s'appuyer sur les évaluations et les classements internationaux permettant à tous les pays du monde de se soumettre aux mêmes critères de mesure de performance. Les différents classements des universités et le programme international pour le suivi des acquis des élèves (Pisa ) en sont des exemples. Certains pays ont accepté ces classements, ont coopéré avec les évaluateurs internationaux et locaux et ont pu, de ce fait, améliorer leurs scores et leurs classements ; d'autres les ont refusés et ils n'ont pas arrêté de régresser. Après avoir coopéré avec (Pisa), la Tunisie, selon Mme Belaid Mehrezi, ex-responsable du programme Pisa au ministère de l'éducation, a décidé, fort malheureusement, de se retirer de ce programme. Cela revient à se priver d'un moyen de juger l'efficacité du système éducatif et d'évaluer son rendement et de rater une occasion pour bénéficier d'une expertise internationale susceptible d'améliorer la qualité de notre système de formation et d'éducation. La jeune démocratie tunisienne est donc confrontée à un grand défi, celui d'arrêter l'érosion continue de son capital humain, de retenir chez elle ses compétences, surtout parmi le corps enseignant, et de créer les synergies nécessaires à la consolidation de la démocratie et à la mise en place d'une dynamique de développement économique et social. *Universitaire