Volumineux est le livre de l'histoire des grèves générales observées par les salariés et aussi celles de l'ensemble de la population. Hier encore, fonctionnaires et salariés du secteur public étaient en grève et l'ensemble du peuple tunisien, y compris ceux qui le gouvernent, ont retenu leur souffle, craignant que l'événement ne dégénère La Tunisie a connu les grèves, avec leurs multiples variantes à partir du début du siècle dernier. Grèves sectorielles, régionales, nationales, générales et autres. Généralement déclenchées et conduites par les syndicalistes. Elles peuvent parfois émaner de partis politiques et être observées pour soutenir des peuples frères et amis vivant sous l'oppression, telle que celle décrétée le 20 novembre 1937 pour soutenir les peuples algérien et marocain dans leur lutte contre l'occupation. Plusieurs d'entre elles sont entrées dans la grande histoire, car ayant eu de graves conséquences ou ayant débouché sur d'autres événements décisifs pour l'histoire du pays. Nous citerons la grève des dockers du port de Tunis et ceux de Bizerte en août 1924. La répression sanglante des grèves des dockers de Bizerte en septembre (deux morts et plusieurs blesses) donnera un coup de pouce au mouvement de création des syndicats, qui trouva en M'hamed Ali son leader. Nous citerons aussi la grève générale décrétée, les 4 et 5 août 1947, par l'Union générale tunisienne du travail (la fameuse Ugtt, fondée par Farhat Hached, le 20 janvier 1946) qui, surtout à Sfax, a été réprimée, le 5 août par les autorités coloniales dans le sang (30 martyrs et plus de 150 blessés) La répression sanglante, par les autorités coloniales le 20 novembre 1950 de la grève des travailleurs agricoles à Enfidha (cinq martyrs et 10 blessés), et plusieurs autres facteurs politiques a conduit les organisations nationales à décréter, le 29 novembre 1951, une grève générale. Celle-ci a participé d'une manière décisive au déclenchement des événements de janvier 1952 ayant provoqué l'insurrection du peuple tunisien contre l'occupation française. Mouvement qui a ouvert la voie au processus de décolonisation. La même année et suite à l'assassinat, le 5 décembre, du leader national et syndical Farhat Hached, le peuple tunisien observa une grève générale. Nous citerons également la grève générale des enseignants du secondaire, en 1975. La première depuis l'indépendance du pays. Un mouvement qui a été une grande réussite ayant abouti à la concrétisation de la plupart des revendications des grévistes, mais aussi à la répression qu'ont subie les dirigeants du syndicat national de l'enseignement secondaire. La journée du 26 janvier 1978, restera sans doute celle qui a fait le plus couler de sang des Tunisiens par des armes tunisiennes. Une grève générale qui a dégénéré en un soulèvement des jeunes marginalisés Le 14 janvier 2011, l'Ugtt décréta une grève générale afin de protester contre le comportement violent et répressif (plusieurs morts) du pouvoir en place, suite au soulèvement populaire déclenché à partir du 17 décembre 2010. Une grande partie de la société civile soutiendra cette décision. Un vendredi qui restera à jamais gravé dans la mémoire collective de notre peuple puisque les événements ayant accompagné ladite grève ont contribué à mettre fin à plus d'un demi-siècle de dictature et marqué ainsi un grand tournant dans l'histoire du pays. Le 8 février 2013, le pays en entier était en grève suite à l'assassinat, l'avant-veille, du martyr Chokri Belaïd, l'un des leaders de la gauche les plus influents. L'ensemble du peuple avait suite à cet acte lâche exprimé sa colère contre ce crime odieux Un jeudi rouge, de sang Dans l'histoire de la Tunisie indépendante, le 26 janvier 1978, décrétée journée de grève générale par l'Ugtt sera désormais appelé le « jeudi noir ». Le sang tunisien coula, en effet, à flots par des armes… tunisiennes, surtout à Tunis, et l'état d'urgence fut décrété. Il s'agissait, en fait du choc violent fruit de tout un conflit larvé. Celui qui opposait le PSD (Parti socialiste destourien) le parti- Etat de Bourguiba sous l'emprise de plusieurs de ses faucons, d'un côté, et l'Ugtt, renforcée par une élite universitaire progressiste, de l'autre, auquel s'est mêlée une bonne frange de mécontents, d'opposants bâillonnés, de militants harcelés et surtout un peuple méprisé humilié, voire castré. D'un côté, un Premier ministre plutôt technocrate, Hédi Nouira, aux prises avec une première dame, Wassila, qui veut gouverner à sa place, de l'autre, un leader syndicaliste, bourguibiste pur et dur, non dépourvu d'ambitions, Habib Achour. D'un côté, un parti unique qui voulait tout contrôler, jusque dans les entreprises économiques, de l'autre un syndicat fort, jaloux de son indépendance. Mais pour le régime en place, les événements étaient le fruit d'un complot fomenté par les syndicalistes, planifié et conduit par eux. Une version qui n'a pu résister longtemps aux faits historiques, même si certains agissements de Habib Achour y étaient pour quelque chose. Ce dernier, alors membre du bureau politique de PSD, avait pris certaines décisions qui avaient provoqué la colère des caciques du régime. Parmi elles, un rapprochement, mal vu, avec Kaddafi, le leader libyen, qui en voulait à mort à Nouira, accusé d'avoir fait avorter l'union entre la Tunisie et la Libye, contractée le 12 janvier 1974 à Djerba. La position de Wassila aidant, Hédi Nouira, assailli de toutes parts par les problèmes budgétaires, une mauvaise pluviométrie, un client européen en difficulté et des grèves en cascades, se retrouva à la merci des faucons du parti. Ces derniers avaient pris l'habitude de réprimer toute expression de mécontentement par la force. Ce qui envenimait à outrance les relations au sein du régime et entre le régime et les autres composantes du peuple. Le 10 octobre 1977, une grève à Ksar Hellal (Monastir), grand pôle du textile, tourna mal. A Moknine, lacalité voisine, des ouvriers voulurent soutenir leurs camarades en grève et le poste de police fut saccagé, les agents tirèrent sur la foule et blessèrent plusieurs personnes. Ksar Helal, alors, s'enflamma. Cinq jours de colère et de violence qui nécessitèrent l'envoi de l'armée pour y rétablir l'ordre. L'information selon laquelle l'un des hommes de main du parti avait menacé, début novembre, d'assassiner le chef de la centrale syndicale provoqua, elle aussi, la colère des syndicalistes qui l'exprimèrent à coups de grèves aidés en cela par les tergiversations du gouvernement quant à l'application des accords concernant les augmentations salariales. Le PSD réagira en attaquant grâce à ses milices les locaux des syndicats dans les régions. Entretemps, la relation entre Nouira et Tahar Belkhoja, ministre de l'Intérieur et fidèle de Wassila, entra dans une impasse. Bourguiba finira par limoger ce dernier, le 23 décembre 1977 et placera Abdallah Farhat, son ministre de la Défense, à la tête de l'Intérieur, par intérim. Ce qui provoqua la démission, en bloc, de cinq ministres dont celui de l'Economie. Le 8 janvier 1978, Habib Achour annonça sa démission du bureau politique du PSD et l'Ugtt cria haut et fort son autonomie en tant qu'organisation nationale. Une campagne de presse se déclencha aussitôt contre les syndicalistes et le 22 janvier la centrale syndicale adopta le principe de la grève générale, qui sera fixée enfin au 26 janvier. A la veille de cette date qui entrera dans l'histoire de la Tunisie, les observateurs relevèrent les signes d'un choc violent, surtout en constatant les renforts sécuritaires autour des bâtiments publics et près des points névralgiques au sein des grandes villes. Une grève ayant très mal tourné Ce jour-là, les petits payèrent pour les grands qui, eux, avaient perdu la raison. Une journée qui s'est rapidement transformée en un soulèvement violent des jeunes, surtout ceux qui se sentaient marginalisés. Le pouvoir répondit par les armes et mêla l'Armée nationale à cette tragédie au cours de laquelle des centaines de Tunisiens trouvèrent la mort par balles réelles. Cinquante et un Tunisiens périrent à la suite de ces affrontements et 400 s'en tirèrent avec des blessures plus ou moins graves, selon le bilan officiel (40 morts le 26 et 11 les jours suivants). «1.200 morts et un nombre considérable de blessés» selon un bilan publié, en 2011 par Béchir Turki, un ancien officier supérieur de l'Armée nationale. «200 morts, au moins et 1.000 blessés», selon le Pr. Mohsen Toumi (La Tunisie de Bourguiba à Ben Ali) - PUF - Paris 1989 - p.155). Et de préciser que les chiffres qu'il a avancés étaient en deçà de la réalité. Quant aux victimes, elles n'appartenaient pas pour la plupart «au monde syndical. Il s'agissait plutôt de jeunes chômeurs, de ruraux marginalisés et parfois de simples passants ou des commerçants qui n'avaient pas eu le temps de fermer boutique » A Carthage, Bourguiba n'avait rien compris ou presque de ce qui se passait, ce jour-là. Tout ce qu'il savait c'est qu'il avait signé le décret imposant à l'armée d'intervenir puis, vers la fin de l'après-midi, celui qui imposait un couvre-feu de 18h00 à 5h00. Ce qu'il n'a sans doute pas su et l'écrasante majorité des Tunisiens non plus, c'est que ce jour-là, Zine El Abidine Ben Ali (colonel, à l'époque) qui venait il y a quelques jours d'être nommé à la tête de la Sûreté nationale, joua un rôle des plus criminels. Selon des témoignages publiés après le 14 janvier 2011, Ben Ali, premier militaire à occuper ce poste très délicat, a été vu au cours des événements du 26 janvier 1978 en train de mitrailler les émeutiers à partir d'un hélicoptère. Il avait ainsi saisi l'occasion de plonger ses racines dans la sphère de la décision, proposé à ce poste par son mentor Abdallah Farhat, ministre de la Défense nationale, alors ministre de l'Intérieur par intérim. «Qui est donc responsable de l'affreux carnage ? Qui a donné l'ordre de tirer ? Et qui a exécuté l'ordre ?», écrit Béchir Turki (Ben Ali, le ripou. -op.cit p. 37). Et de répondre: «Ils sont deux : le directeur général de la Sûreté nationale, le colonel Ben Ali dans l'acte, puis le général Abdelhamid Cheikh, dans l'acte II». Quant à l'auteur de l'ordre, il est pour notre même source, le ministre de la Défense de l'époque Abdallah Farhat qui «a consulté le chef de l'Etat. Bourguiba, très diminué, a laissé faire. «Réglez la situation au mieux !», s'était-il contenté de lui répondre» (op. cit p.38). Des crimes restés à ce jour impunis. Bon nombre de dirigeants syndicalistes durent payer cher la facture, parfois très chère, comme c'est le cas de Houcine El Kouki qui, lui, mourut sous la torture à la… Sûreté nationale. Habib Achour, le chef de l'Ugtt, fut condamné, quant à lui, à 10 ans de travaux forcés. Le reste des inculpés à des peines variables.