Une nouvelle expérience réunit à nouveau Nadia Boussetta à Mohamed Graia, avec Mohamed Ali Galai, Talel Ayoub et Mariem Dridi, dans une mise à mort d'où personne n'en sort indemne. Un homme, une femme, deux narrateurs face à un micro, la cicatrice de Ghazi Zaghbani s'ouvre sur le récit d'actions qui se succèdent, la rencontre entre elle et lui est violente, agressive et charnelle. Elle, tétanisée par la peur, lui totalement soul se montrant odieux et haineux. Dans cette chambre exiguë, tant de ressentis, tant de sentiments qui se contredisent : attirance et répulsion conditionnent l'action. Et nous, face à ces comédiens si proches dont nous découvrons la déchirure. « Cicatrice », qui est le titre de cette pièce, est la marque d'une plaie après guérison, c'est aussi la marque d'une souffrance morale et psychique, c'est de ces deux aspects-là dont souffrent les deux personnages : lui, journaliste qui a subi beaucoup de répression et d'injustice sous la dictature, devient alcoolique, elle, une danseuse de cabaret que les soulards dévorent des yeux. Un coup de foudre les réunit et les maux de la vie les a meurtris. Les cicatrices ne semblent pas fermées, elles sont grandes ouvertes, béantes et même puantes. La vie du couple ressemble à un combat de coqs, un combat jusqu'à la mort où le coup de grâce ne vient jamais. « Cicatrice » est une pièce sur la force d'encaisser, sur la blessure de l'âme et sur les stigmates qui racontent les coups durs et les revers, l'amertume qui accompagne une gorgée de bière, l'épuisement jusqu'à l'anéantissement. Pour elle, danser n'est pas un défoulement, ni une ronde séductrice, c'est plus le déhanchement d'un corps qui se débat, une ultime vibration pour crier une existence. Pour lui, l'alcool est une manière de se noyer dans le néant, de s'effacer, de sortir du rationnel et rejoindre l'absolu de l'oubli. Une énième fois, ce genre de sujet est mis sur le tapis, raconté en long et en large dans le théâtre et le cinéma, la descente aux enfers est une matière dramatique par excellence, mais ce qui fait la différence est bel et bien le traitement. Car « Cicatrice » est une écriture moderne, un texte fragmenté, écrit sous plus d'un point de vue. Celui de la femme, de l'homme, du serveur du bar et en même temps amant et des deux conteurs/commentateurs. Les versions se croisent, chacun présente son angle de vue sous le prisme de sa douleur. Et cet espace, l'Artisto, si exigu et si chaleureux qui impose une écriture propre à lui, comme un théâtre de chambre où l'on se croit le seul spectateur. L'énergie qui circule avec fluidité, le souffle est ressenti dans ses moindres détails. Nadia Boussetta, dont la vibration suit la psychologie de son personnage, nous offre un parfait dosage entre fragilité et force, les nuances sont tellement nettes, chaque muscle raconte ce corps désiré mais fané, élancé mais brisé. Graia, quant à lui, retrouve de nouveaux repères dans ce rôle qui lui va comme un gant. Sa posture cassée, ses épaules qui se baissent de plus en plus jusqu'à toucher le sol vers la fin. Parfois même on pourrait se passer de dialogue et de texte tant les corps racontaient… se racontaient. de Hatem Jouher poussent la fragmentation à son comble, et la surligne avec force. Les scènes se succèdent et se construisent avec de simples changements de décor composé de tables, chaises et nappes. Du bar, à la maison, au journal…les conteurs se mêlent aussi au jeu et deviennent une multitude de personnages qui grattent, à chaque passage, un peu plus la cicatrice qui tente, vainement, de se refermer. La scène finale change d'optique et inverse les proportions, l'auteur fait son apparition, impose sa règle du jeu et annonce « sa dictature », les voix se brisent, les visages se décomposent et le rideau tombe.