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Taoufik Bourgou : La marche Turque ou les prémices de Reothmanisation du Maghreb
Publié dans Leaders le 21 - 06 - 2020

Par Taoufik Bourgou(1). Member fondateur et Executive Director of Global Geo-Strategy and National Security Intelligence de l' Institute for Prospective and Advanced Strategic and Security Studies
Régressions sous couvert de révolutions démocratiques
Si la Marche uurque de Mozart mimait musicalement la marche des janissaires, la projection militaire turque actuelle vers la méditerranée occidentale, n'est en rien une récréative symphonie. C'est l'acte le plus récent et certainement pas le dernier d'une politique de puissance qui s'est faite par projection de supplétifs prélevés sur le contingent de djihadistes, terroristes de l'Etat Islamique en Syrie et dépêchés en Libye, plus spécifiquement à quelques encablures de la frontière tuniso-libyenne. Cette action consacre de facto une mainmise de Recep Tayyip Erdogan sur une partie de la Libye, tout en lorgnant sur une fragile Tunisie, qui serait un corridor idéal pour le dégagement vers l'Europe des ressources une fois pacifiée la Libye.
Le protectorat turc sur la Tripolitaine s'est fait en l'absence de toute réaction du monde arabe. La Ligue Arabe est morte. Certes, le corps bouge encore et les bâtiments du siège cairote sont encore meublés et peuplés. Mais l'état végétatif avancé ne fait plus de doute. Les dossiers de la Syrie, ceux du Yémen, ceux de la Libye et bien d'autres tiennent lieu de faire part de décès.
Que restera-t-il des souverainetés, des rêves d'indépendance, de démocratisation des pays dits du « printemps arabes » de 2010? Rien.
L'action militaire turque en Libye et au nord de la Syrie, les ingérences turques en même temps que celles d'aventuriers, d'officines, d'ONG, d'experts politiques en tout genre et autres conseils de chancelleries dans le jeu politique des pays en transition, sonnent comme la fin d'un cycle et soulignent l'échec de tout le processus qui démarre à la fin de 2010.
Des Etats affaiblis, d'autres faillis, des amputations de territoires, des mises sous tutelle prélude à d'inéluctables protectorats, le bilan est triste à l'orée d'une nouvelle géopolitique pour une partie du Moyen Orient et du Maghreb plus que jamais dans la tourmente.
Ce constat pessimiste peut être étendu au monde arabe dans son ensemble. C'est bien plus qu'une faiblesse passagère, c'est tout simplement une sortie de l'histoire et un retour à un statut d'enjeu ou d'objet des luttes occidentalo-(néo)otthomanes.
Le dessous des cartes révèle des repositionnements et des jeux où les puissances majeures ne sont pas absentes. Si en Syrie et en Libye russes et turcs jouent la comédie du désaccord, ils sont, chacun dans son registre dans une rivalité ou une concurrence avec d'autres acteurs.
Les Etats-Unis, les puissances européennes, la Turquie et la Russie sont dans un jeu paradoxal. Si l'inimitié vis-à-vis de la Russie relève du schème historique, le jeu truc contre d'autres puissances otanniennes – la France spécifiquement - sonne comme la fin d'une époque et peut-être le début d'une remise en question de l'organisation que d'aucuns avaient diagnostiquée en mort cérébrale. Pourtant, l'OTAN, dans la phase actuelle, est très certainement le meilleur outil à la disposition de Monsieur Erdogan. C'est en vertu de son statut otanien que l'armée d'Erdogan peut agir en Syrie et en Libye sans s'exposer à la moindre rétorsion. La Turquie a su tirer profit de sa position pour se tailler des marches, des quasi-colonies avec la certitude que les grandes puissances, partenaires du club ottonien acquiesceraient au diktat quelle imposera avec succès en définitive.
Est-il cependant nécessaire d'incriminer la Turquie et d'oublier la désastreuse ingérence occidentale en Libye qui est derrière la création d'un quasi-Emirat tripolitain ? Non, si nous en sommes à ce stade aujourd'hui c'est en raison de la désastreuse et irresponsable gestion occidentale des transitions arabes. Non seulement dans le volet libyen mais aussi dans tous les autres dossiers. Au Moyen Orient comme au Maghreb nous en voyons les effets dévastateurs.
Avec le protectorat turc sur la tripolitaine et le partage de la Libye avec les russes, c'est une nouvelle géopolitique qui commence à se dessiner pour le Maghreb et pour le monde arabe. C'est très certainement la fin des transitions démocratiques et le début d'un autre cycle dans un contexte de crise économique majeure. Deux pays seront très certainement dans le centre du jeu, non pas comme acteur, mais comme enjeu : la Libye et la Tunisie. Si le premier a cessé d'être une réalité étatique, autrement que sur le papier, le second risque d'être entrainé dans des jeux qui dépassent sa dimension. Avec une ligne diplomatique peu affirmée, le pays est dépassé par les diplomaties parallèles qui l'ont placé dans le giron de l'un des protagonistes. L'histoire nous a appris, que ce genre d'alignement est un pacte faustien qu'on ne peut jamais reprendre, on y perd l'âme et les biens.
Premières lectures d'une nouvelle géopolitique du Maghreb
L'action militaire turque en Libye n'est ni le produit du hasard, ni une action militaire de réaction. Il s'agit d'un plan pensé et construit de longue date, mûri par des stratèges turcs, bien avant l'avènement de l'AKP et bien avant la marche de Recep Tayyip Erdogan sur Ankara. Mais l'intérêt actuel pour le «petit Maghreb(2)», prend soudain l'allure de reconquête d'une « terre perdue ». La projection turque vers le Maghreb est une entreprise de construction d'une zone de protectorats militaro-économiques, de création de « marches », de gestion « marges » aux confins de zones de conflit et d'espaces hautement stratégiques pour l'Afrique du Nord et pour l'Europe.
La Turquie contrôle et occupe des espaces, des zones d'influence en tâches et en réduits qui comprennent déjà des zones amputées au nord de la Syrie et bientôt la Tripolitaine. La prise de ce qui ressemble à un « Emirat frères musulmans » frontalier du sud de la Tunisie permet aux stratèges turcs d'envisager un micro Etat qu'ils souhaitent viable. On ne peut oublier bien sur, les prétentions maritimes turques sur le domaine maritime de son protectorat nord-africain. Les clauses léonines d'un accord de délimitation des domaines maritimes respectifs – pourtant très éloignés et non contigües de l'espace maritime turc - prouvent une forme de prise de possession, un diktat. Un accord qui étend les prétentions turques jusqu'aux espaces maritimes maltais, tunisien, en coupant ceux de Chypre et de la Grèce.
Cette reothmanisation du « petit Maghreb » ne semble pas trop effrayer les puissances occidentales trop enclines à ne pas s'aliéner un Erdogan soudain maitre des verrous des immigrations clandestines de l'Est par submersion possible de la Grèce et du Sud par menace de submersion des côtes italiennes et maltaises depuis Tripoli.
La Turquie a très vite capitalisé sur son acquis. Supplétifs locaux et régionaux, Etats, partis ou simples milices ont invité et facilité l'installation de l'armée turque, bientôt dotée d'au moins deux bases : une base aérienne vers Tripoli et une base navale sur la côte méditerranéenne. Ceci ne serait qu'un prélude.
C'est au détriment d'un monde arabe en pleine déliquescence que se construit le projet d'un espace militaro-économique turc. Un retour à la case colonisation qui fait d'un monde arabe désarticulé un objet, un enjeu de luttes des puissances moyennes. A presque soixante années après les dernières indépendances, le retour turc sonne comme un échec collectif et le début d'une sortie de l'histoire(3). Guerres par procuration, jeu de milices, destructions, masquent à peine des enjeux gaziers et pétroliers. Une exacerbation des luttes pour des profondeurs stratégiques vient se superposer aux différents interventionnismes.
L'activisme turc dans le monde arabe a été organisé en deux axes. D'une part en direction l'espace du Moyen-Orient riche avec un accord turco-qatarie au grand dam de l'Arabie Saoudite. En direction du verrou libyen d'autre part. La Libye est un des verrous de l'Afrique du Nord, c'est aussi le passage vers l'espace sahélo-saharien.
Dans ce jeu, Ankara n'est pas le seul acteur. La Libye comme la Syrie, fera l'objet d'un quasi partage entre les deux puissances moyennes. En apparence, le jeu se concentre entre les turcs et les russes, mais les américains ne sont jamais loin, il est tout à fait envisageable de penser qu'Ankara ne peut avoir agi sans le consentement de Washington dans ce qui ressemble à une procuration ou au mieux un condominium américano-turc sur le monde arabe dans ses deux composantes : le Maghreb et le Machrek.
Les puissances européennes de la rive nord ont tout simplement déserté le théâtre libyen. La prise de Tripoli par la Turquie est une défaite pour Khalifa Haftar dont les capacités ont été surévaluées par ses amis et ses soutiens. Il s'agit surtout d'un revers stratégique majeur en méditerrané pour les pays de la rive nord. L'arrivée en force des russes et des turcs dans cette zone, leur possible maintien, change la donne géo maritime.
La Turquie, s'apprête non seulement à pérenniser et à fructifier son couteux investissement militaire libyen, mais surtout à l'élargir au détriment des pays du Maghreb, en tout cas les plus fragiles. On peut même penser que la prise de la Tripolitaine permettrait à Ankara de se rembourser des pertes occasionnées par le conflit syrien. Une sorte de mutualisation des guerres et des prébendes de guerre.
Avant cette prévisible extension de son action militaire, Erdogan s'est armé de symboles, certains de ses partisans se sont lancés dans une réécriture l'histoire ottomane comme pour justifier des coups de force à venir. Il y a quelques semaines, l'exhumation par la presse du Bosphore d'un vieux document turc pleurant la perte d'Alger, mais aussi la laudative présentation d'Al Sarraj comme un descendant des derniers gouvernants turcs de la tripolitaine, ont mis en lumière la recherche d'une antériorité turque du « petit Maghreb » pour légitimer ce qui risque d'apparaître comme une recolonisation pure et simple.
Les « printemps arabes » se terminent en échecs et aboutissent à des destructions, à des dictatures, à un hubris collectif et une recolonisation à peine voilée. Plus que par le passé, le monde arabe n'est plus qu'un enjeu et un objet dans un jeu à différents niveaux entre puissances régionales, puissances majeures. Guerres par procuration, course aux richesses, vont noircir un tableau bien sombre à un moment où le choc économique du Covid-19 menace d'emporter ce qui reste des fragiles transitions.
Marches, marges et corridors
Les hasards de la géographie ont fait de la Syrie et de la Libye des « équivalents géopolitiques » pour la Turquie et pour la Russie : la Syrie est un des verrous du Moyen-Orient, la Libye est un verrou du Maghreb, mais aussi de la profondeur sahélo-saharienne. Un simple regard géo maritime peut montrer que Tartous peut répondre à Benghazi, à Syrte ou à Tripoli. On peut dire que Benghazi est un des points géo-maritimes majeurs de la Méditerranée du sud avec Tanger, Oran, Bizerte, Malte et Alexandrie. Les jeux en Syrie seraient vains pour l'un et l'autre des deux protagonistes si par ailleurs ils se faisaient déposséder du théâtre libyen ou syrien et vice-versa.
Dans le cadre du jeu gazier et pétrolier qui se jouera certainement en méditerranée, Ankara croit disposer de pions et d'une avance pour peser sur certains gisements et sur les corridors de demain.
Avant 2010, la Russie comme la Turquie avaient des relations et des intérêts non antagoniques en Syrie. Ils avaient aussi des intérêts économiques en Libye sans réelle concurrence. D'ailleurs, le fantasque Mouammar Kadhafi savait jouer des intérêts des uns et des autres. Après 2010, ces mêmes intérêts perdurent, ce qui a changé pour la Russie c'est l'exacerbation de ses rivalités avec le monde occidental suite à l'affaire ukrainienne, mais plus fondamentalement face aux appétits insatiables d'élargissements et de grignotages ottoniens vers l'Est. Le jeu russe en Syrie serait incompréhensible pour l'observateur qui oublierait l'Ukraine, le Donbass, la Crimée, la Mer Noire.
Pour la Turquie c'est une autre réalité. C'est d'abord un des acteurs militaires majeurs de l'OTAN, tout en veillant à entretenir des relations fortes et intéressées avec la Russie et, dans une moindre mesure, avec l'Iran. Parallèlement, la Turquie est dans une relation forte et stratégique avec Israël. Elle est en même temps en prétention de tutelle sur le Moyen-Orient et sur le Monde Arabe dans son ensemble en s'abritant derrière un panislamisme paradoxal. Le jeu turc auprès du Qatar en est la démonstration. Mais la stratégie turque au Moyen Orient a d'abord pour objectif principal de priver les kurdes de toute continuité leur permettant une légitime construction étatique. Le nord de la Syrie, le nord-Irak sont pour la Turquie des territoires contigües dont la perte de contrôle constituerait une remise en question d'un rôle régional voire une fragilisation de la politique interne. La Libye présente un autre intérêt, certes pétrolier et gazier, mais pas uniquement.
Après le deuil d'une entrée dans l'Union Européenne, la Turquie est renvoyée vers un statut peu enviable de pays prétendant à un rôle majeur mais sans une profondeur géo-historique. L'Empire Ottoman avait déjà quitté le Maghreb bien avant les colonisations européennes. Expulsé du Moyen-Orient par la révolte arabe, définitivement éliminé par le dépeçage de 1916, l'élément turc se trouve sans profondeurs, dans une position certes stratégique, mais sans rattachements historiques. C'est dans la recherche des profondeurs qu'il faut sans doute comprendre le projet de construction d'une communauté des Etats turcophones qu'avait essayé vainement de mettre sur pied Turgut Ozal à la faveur de l'évaporation de l'URSS. La victoire de l'AKP, promue expérience exportable par le mentor washingtonien en recherche de paradigme pour ses relations arabes après 2001, lance la Turquie dans un jeu régional. Acceptée d'abord à la faveur de la doctrine Davotuglu, la Turquie suscite méfiance et hostilité à cause des tendances « sultanistes » et du rêve califal de Tayyip Erdogan.
Intronisée comme expérience réussite de « démocratie islamiste », la Turquie sera projetée au moins symboliquement par le mentor washingtonien dans les jeux inter et intra-arabes dès 2010. Les projets de transition promus par les parrains américains des printemps arabes vont trouver dans l'expérience de l'AKP échos et mimétisme. Les révoltes arabes vont donc fournir à la Turquie de l'AKP l'occasion d'un inespéré espace de jeu régional par prétention de proximité en jouant sur le dénominateur commun religieux. Ce jeu est à multiples niveaux : militaire, politique, diplomatique, associatif, mais aussi religieux notamment grâce au parrainage des structures et des associations proches de la confrérie des frères musulmans. C'est par leur intermédiaire que l'action en tripolitaine a été mise sur pied.
Si la religion est présentée comme le vecteur d'une solidarité, ce sont les affaires et l'économie, qui depuis longtemps ont renforcé et affermi les relations avec une Turquie en expansion économique. La simple analyse croisée des chiffres des échanges commerciaux, des flux de personnes et de capitaux, montrent que la Turquie s'est imposée petit à petit comme un partenaire majeur des économies des pays arabes. La Libye de Kadhafi avait des échanges particulièrement denses avec la Turquie. La Tunisie de Ben Ali avait signé un accord de libre-échange fort désavantageux, au détriment de l'économie tunisienne qui a détricoté la majeure partie de l'industrie manufacturière du pays et en a fait un pays totalement dépendant des dispendieuses importations turques. Les actuels réseaux forts de la Tunisie vont bien sur investir et approfondir cet accord à partir de 2010 au détriment de l'économie tunisienne. Dans ce jeu économique, le politique n'est jamais loin. Après 2010, les flux commerciaux turco-tunisiens sont essentiellement opérés par des proches du parti Ennahdha illustrant ainsi une sorte d'islamisme de bazar, dans une logique de substitution d'élites, de remplacement de réseaux et d'ancrages géoéconomiques, mûrement réfléchis entre Monplaisir siège du pouvoir réel à Tunis et Ankara.
Les pays ou les zones sous contrôle ont des sorts peu enviables. On peut même se hasarder à dire que si les moyens militaires mobilisés par l'un est l'autre (Turquie, Russie) sont ceux d'une armée du XXIe siècle, il en est de même des formes de guerre opérées par l'un et par l'autre (proxy war, asymétrie). En revanche, le statut réservé aux zones ou au pays sous influence est archaïque, relevant presque de celui des zones d'influence, des marges, typiques de l'action des puissances de la fin du XIXe siècle. Ainsi, dans les territoires syriens sous occupation turque, la monnaie turque a désormais libre cours. La Syrie fut un débouché pour les produits turcs avant la révolte, Ankara entend très certainement profiter des territoires amputés pour mettre la main sur un marché considérable, sans omettre la mainmise sur les corridors de passage après avoir abondamment profité du pétrole de Daech. Le sort de la Libye sera très certainement de la même facture.
La Turquie est largement présente dans le marché de consommation courante en Tunisie. Le flux, bien que mortel pour l'économie tunisienne ne s'est même pas tari durant la crise du Covid-19 autorisant ainsi le constat d'une quasi dépendance vis-à-vis d'Ankara. Mais ce qui est important à anticiper sera très certainement le « linkage » qu'Ankara va faire entre la Tripolitaine et la Tunisie. Une sorte de meccano qui permettrait de faire fructifier l'investissement turc et certainement accentuer la dépendance des libyens et des tunisiens vis-à-vis des produits et de la présence turque. On peut penser que la zone transfrontalière tuniso-libyenne aura une situation comparable à celle des zones syriennes contigües à la frontière turque.
Provisoire conclusion
Comme jadis, Le grand jeu dans le sud de la méditerranée, dans le « petit Maghreb » comme en Syrie, se fait au détriment d'un monde arabe théâtre de prétentions, régi par des Etats faibles, par des acteurs politiques aux légitimités politiques largement usées. Cette phase prépare sans doute, l'entrée dans une autre plus dangereuse, celle du prolongement dans les jeux internes, des ingérences étrangères dans des contextes de crise économique, politique et sociale violentes. Nous en voyons les prodromes au Liban, en Syrie y compris dans les zones contrôlées par le pouvoir d'Assad. Nous l'avons vu en Irak. Après le printemps présenté comme celui des peuples, après la poussée islamiste qui sonnait comme un retour du refoulé identitaire à défaut de disposer de solutions économiques, après l'hubris djihadiste, vient le temps des protectorats d'un autre âge. Commencera bientôt l'inéluctable phase de désagrégation des systèmes-chimères de pouvoirs apparus au lendemain de 2010.
La marche turque vers la Libye et les prétentions d'Ankara et / ou de Moscou ne sont en définitive que le miroir sur lequel se reflètent les innombrables fractures internes des pays arabes, leurs sujétions anciennes-nouvelles aux acteurs traditionnels, aux nouveaux maitres et à ceux qui étaient présents historiquement et qui reviennent comme pour écrire une « géopolitique de la revanche ».
Taoufik Bourgou
(1) Member fondateur et Executive Director of Global Geo-Strategy and National Security Intelligence de l' Institute for Prospective and Advanced Strategic and Security Studies. www.ipa3s.org. (#IPA3S). Prochain ouvrage à paraitre Risques et guerres. Systèmes de risques, systèmes de conflits. Maitre de conférences HDR en science politique. Université de Lyon. Chercheur en science politique. CERDAP2 Sciences Po Grenoble. France
(2) L'expression petit Maghreb (Algérie+la Tunisie+ la Libye) a été utilisée dans les années 1990 par les stratèges turcs et dans nombre d'écrits de l'armée turque pour désigner un espace d'extension possible vers des pays qui étaient des provinces sous domination turque et qui pourraient devenir selon cette doctrine un espace de coopération majeur.
(3) Voir notre ouvrage à paraître Le dernier des nasrides ou la sortie de l'histoire.


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