La Cour Constitutionnelle revient enfin à la tête de l'ordre du jour. Six ans après l'adoption de ses statuts par l'ARP de 2014. Aucun juriste ou constitutionnaliste tunisien ne peut se hasarder à qualifier les six ans d'attente (2014/2020) au cours desquels bien des situations, des intentions et des pratiques ont changé. Ce qui est resté immuable, c'est le texte instituant la Cour. Pour le reste, tout a changé. A l'intérieur du pays comme dans son large voisinage régional. Ces mêmes textes présentent-ils désormais des signes d'obsolescence? Sous la pression d'une actualité devenue plus mouvementée que le rythme de la descente aux enfers du pays, certaines parties, celles qui avaient défendu bec et ongle le blocage du parachèvement de l'équipe de la Cour, ont dû se rendre à la nécessité d'une telle procédure, non pas en tant que procédure bloquée pour des raisons politiques de domination partisane et sectaire, mais en tant qu'alibi leur permettant un répit au cours duquel ils entendent continuer à se jouer de l'Etat et de ses institutions censées être souveraines. Dans la partie visible de cet iceberg, une presque unanimité s'est installée, imputant le renvoi de la formation de la Cour Constitutionnelle à l'ARP (Assemblée des Représentants du Peuple), avec ses fausses majorités et ses minorités bruyantes qui se disputaient tout, mais étaient d'accord sur ce renvoi pourtant plus suspect, constitutionnellement, que tout autre délit politique, en raison de la durée de cet ajournement. Six ans que cela dure, au cours desquels le pays a changé d'Exécutif, et de Législatif, sans que bouge ce chapitre de la Cour. Pour l'histoire, pendant ces six ans, et tandis que l'ARP vacillait entre la moue, la fine bouche et la sourde oreille, les médias de la place n'ont laissé passer aucune semaine ouvrable sans crier au retard quant à l'instauration de cette institution. Restent quelques énigmes à déchiffrer. La position de la Présidence de la République sous l'ancien Président Béji Caïd Essebsi. Aucune explication n'a encore vu le jour sur sa position réelle à l'égard de la Cours Constitutionnelle. Se limitant à sa part « technique », Béji Caïd Essebsi a avancé la liste de ses quatre candidats sans les avoir défendus réellement. A l'opposé, la part revenant à l'ARP a depuis fait défaut, non pas par manque de candidats probants, mais par l'absence de volonté de parfaire la formation de cette institution qui, apparemment, fait peur aux néophytes de la politique au sein de l'Hémicycle. Une aubaine pour les intégrismes Avec l'arrivée du constitutionnaliste Kaïs Saïed à la magistrature suprême, le parti islamiste Ennahdha, faussement majoritaire, avec 54 députés sur 217, a enchainé les défis à l'égard du nouvel hôte de Carthage, qu'il tenait pour acquis sur bien des points de son programme, avant de découvrir que le nouvel arrivant est difficile à croquer par la machine des Frères. Durant quatre mois, Rached Ghannouchi, porté au perchoir de la présidence de l'ARP par les députés de Qalb Tounès, nous a habitué chaque semaine, à une « sortie », plus bizarre que sa précédente, sous forme d'humiliation qu'il dirige net à la personne et à la stature du Président de la République. En fait, on n'a commencé à « actualiser » le parachèvement de la formation de la Cour qu'après la série de scènes que le bloc Ennahdha et ses satellites n'arrivent plus à contenir au sein de l'ARP. Plus encore, si ces scènes ont commencé comme des querelles de ménage, des nouvelles prises de position se sont fait jour, « risquant » réellement d'épaissir les rangs du PDL, instigateur de motions de plus en plus compromettantes pour cette fausse majorité. La « résurgence » du dossier de la Cour Constitutionnelle durant les dernières semaines est tout sauf normale ou authentique. Elle survient à un moment qui n'est pas du tout serein pour les parties qui ont jusqu'ici étouffé la mise en place de cette institution. Et pour preuve, la qualité parfois ridicule des portraits de certains candidats à la Cour, parmi les différents blocs en présence. A force d'incohérences dans ces portraits, on finit par douter de la sincérité de ces candidatures, et de leur sérieux. Avec la présentation de candidats unilingues d'arabe, on est tenté de comprendre que ces blocs entendent rompre résolument les liens entre les lois tunisiennes et celles universelles auxquelles nous sommes tenus de nous mettre en symbiose. Une tentative d'isolement du pays, déjà profondément éprouvé par des isolationnismes identitaires, ethnologiques, linguistiques, religieux et autres, en préparation à sa congélation à la soudanaise, sur le nombre de décennies que voudront les configurations régionales et internationales en mouvement. A quoi servirait une CC politisée ? Ces listes de candidats ouvertement incapables d'interprétation laissent pantois quant à la suite à donner à l'action de la Cour. Un texte de la Constitution représente l'intérêt de la totalité de la population. On voit mal un membre de la confrérie des Frères musulmans, rompu à « découvrir » des miracles dans des textes datant du septième siècle de notre ère, interagir positivement avec le texte de la Constitution, censé répondre aux besoins d'un citoyen de la première moitié du 21ème siècle. L'entreprise est d'autant plus suspecte que le pays regorge de sommités de juristes et de constitutionnalistes tunisiens voués à leur seule discipline, et se prévalant de publications qui, à elles seules, cimentent notre appartenance au patrimoine juridique international. Sans parler des dizaines de candidats d'autres disciplines expérimentales nobles, comme la philosophie, l'anthropologie, l'histoire des idées, la cybernétique, l'économie, les finances, et autres pointures dont le pays a payé cher la formation, les stages et la carrière. Réduire de la sorte une institution de l'immensité de la Cour Constitutionnelle à un enjeu politique de circonstance ou un butin partisan, voilà ce qui ne laisse aucun doute sur l'incompétence généralisée qui prétend nous représenter au Bardo. La question qui nous restera à poser à l'issu de ce feuilleton de mauvais goût ne sera plus que devrions-nous faire. Mais : Que devrions-nous ne pas refaire ? Entretemps, les dégâts auront dévoré la République des institutions, au profit d'un émirat de secte hérétique, sans véritable consistance historique. Parce que sans consistance politique.