En résidence artistique à Tunis à l'invitation de l'Institut français, Cléo Cohen remonte sa généalogie familiale dans deux films documentaires. ` Cléo Cohen est venue relativement tard au cinéma. Ce n'est qu'après un cursus littéraire à l'Ecole normale supérieure de la rue d'Ulm et aussi à la Sorbonne, qu'elle a envisagé une carrière dans le cinéma. Une maïeutique paradoxale Pour être plus précis, ce n'est pas de "carrière" qu'il faudrait parler mais d'un devoir de mémoire doublé d'une tentative éperdue de retour aux sources. C'est à l'école documentaire de Lussas qu'elle a intégrée en 2018 que Cohen s'est initiée au cinéma. Elle avait alors réalisé un court métrage de fin d'études après un master professionnel. Intitulé "Avant le départ", ce film documentaire est articulé sur une conversation plutôt heurtée avec sa propre grand-mère. Alors que sa petite-fille lui annonce qu'elle allait en Tunisie, la grand-mère qui a des racines juives tunisiennes, réagit. Avec ses silences et ses ruptures, le dialogue qui s'ensuit est passionnant. On pourrait oser l'adjectif "bergmanien" tant les protagonistes se livrent à une caméra implacable. Si une nostalgie tue taraude la grand-mère, un désir irrépressible anime la petite-fille qui ne rêve que d'une chose: poser pour un temps ses valises à Tunis ou Gabés pour retrouver des traces de sa mémoire familiale. Cléo Cohen fera son premier voyage en 2018 comme le suggérait son autofiction "Avant le départ" réalisée en amont la même année. De retour en France où elle réside, la réalisatrice ne détellera plus. Aux prises avec un projet de long métrage dont "Avant le départ" préfigurait l'argument, elle commence à tourner. Ce sont des fragments du passé, des réminiscences des pays tus de ses grands-parents qu'elle cherche à saisir à travers des entretiens qui la révèlent aussi à elle-même. Nés en Tunisie et en Algérie, ses aïeux n'ont jamais refoulé le sol du pays natal après leur départ. Pourtant, ces pays, ils les portent en eux, parfois comme un fardeau, toujours comme une jubilation profonde qui vous projette dans la nostalgie du passé. Dans son premier film, Cohen s'exerce à cette maïeutique paradoxale qui consiste à accoucher la mémoire/conscience de sa grand-mère. Le second opus approfondit cette catharsis familiale dont on ne sait quelle direction elle prendra. À la recherche de traces même ténues Pour l'heure, Cléo Cohen continue à filmer. En résidence artistique à Tunis à l'invitation de l'Institut français, elle arpente la ville et sa banlieue à la recherche de traces, d'empreintes même ténues qui la relieraient à ses ascendants. Entre Lafayette et la Goulette, elle laisse remonter le souvenir et s'immerge totalement dans son pays tu qu'elle découvre enfin. Son deuxième séjour tunisien a les saveurs d'une madeleine proustienne, de celles dont les parfums fugaces vous assaillent littéralement. Allant à la découverte de son pays interrompu, la réalisatrice s'arrête sur chaque détail, multiplie les rencontres, engrange aussi ses propres souvenirs comme une revanche sur le fatum. Son long métrage est provisoirement intitulé "Rabbi maak" (Que Dieu te protège). Elle tente de s'y révéler à elle-même tout en mettant en scène la parole ancestrale. Cléo Cohen résume sa démarche avec les propos suivants: "Inondée de discours médiatiques et populaires avançant l'idée que les « Juifs » et les « Arabes » ne pouvaient pas coexister, mon histoire familiale me questionne. Mes grands-parents ont quitté dans les années 1960 les pays arabes où vivaient leurs ancêtres, et n'y sont jamais retournés. Le récit de leur première vie a toujours été́ tronqué, inégal, évasif, parfois absurde et souvent réécrit à mesure que les années passaient, du côté algérien comme du côté tunisien. Or, j'ai l'impression que cette béance dans la transmission, j'en fais les frais : je sens en moi un sérieux trouble né de l'impossibilité de conjuguer mon « nom juif » et ma « gueule d'arabe »." Dans les méandres du pays interrompu Cruel dilemme il est vrai mais aussi formidable défi qui consiste à jeter des passerelles de soi à soi. Pour quelques jours, Cléo Cohen continuera à suivre dans les méandres tunisiens, son fil d'Ariane. Puis dès son retour en France, elle terminera la production de son film. Peut-être un jour prochain, parviendra-t-elle à convaincre sa grand-mère à revenir au pays? Pourquoi pas pour honorer de sa présence la première tunisienne de "Rabbi Maak"? Certaines voies sont réputées impénétrables. Elles passent en tout cas par un travail acharné et des émotions qu'on débusque à chaque instant. C'est forte de ces intuitions qui vous habitent que Cléo Cohen achève sa résidence artistique à Tunis. Ce n'est qu'un au revoir. H.B