Ezzedine, 33 ans est de ceux qu'on appelle « un diplômé chômeur ». Il a trainé ce statut longtemps comme un boulet de forçat. Il est le fils ainé d'une fratrie de cinq enfants touchés profondément par la pauvreté. Un jour la nouvelle arrive, fraiche et pleine d'espoir : Il doit immédiatement se présenter à un poste de travail qu'il a postulé, il y a quelques mois. Ezzedine court annoncer l'événement à ses parents et les premiers youyous fusent dans son quartier endormi. Le rêve d'Ezzedine a, enfin, aujourd'hui, une couleur... Mais la vie est truffée d'imprévus et celle d'Ezzedine tourne à la désillusion. Un petit monstre nommé coronavirus venu d'autres contrées, atterrit en Tunisie et entame son œuvre de destruction massive. Voici son histoire. « J'ai ouvert les yeux sur une famille qui a toujours vécu dans le besoin. Mon père, maçon, quitte chaque matin la maison sordide où nous habitons pour regagner son chantier. Il revient le soir avec cette mine sombre et abattu. Comme toujours il nous offre ce petit sourire radieux et rassurant, comme s'il voulait partager avec nous un laps de temps chaleureux avant d'aller dormir. Ma mère est une femme courageuse qui a appris à domestiquer un quotidien difficile, à force de privations et de sacrifices. Elle est toujours là pour nous. Elle a l'intelligence des grands. Elle est habitée par un énorme espoir de voir, un jour, ses enfants accéder à la sphère des gens nantis. Elle supervise superbement nos révisions à la maison et elle apprend avec nous tout ce qui est dans nos programmes scolaires. En grandissant je reste conscient que seules les études sont, pour moi, la voie salutaire et le fil conducteur pour assurer l'avenir sachant que, grandir dans une famille pauvre multiplie sensiblement la probabilité d'échec scolaire. Quand j'ai eu mon bac, cette évidence a disparu totalement de mes pensées. La réussite est double pour moi. D'abord elle est le fruit de plusieurs années de labeur et de persévérance et ensuite un défi relevé haut la main pour affirmer que la pauvreté est un accident social et qu'elle n'est pas transmissible par héritage. Quel bonheur de se sentir armé d'un diplôme universitaire sensé m'ouvrir tous les chemins ! Quelle joie et quelle satisfaction de recevoir des félicitations de tout le monde ! J'entame avec ferveur et optimisme l'étape la plus cruciale, celle de la recherche d'un travail. J'ai envoyé un nombre incalculable de demandes à toutes les entreprises qui ont une relation avec mon diplôme. Les jours, les mois et les années passent et aucune réponse n'est venue frapper à la porte de mes espoirs, hormis quelques promesses anesthésiante. A chaque fois que je rentre à la maison, je capte le regard de ma mère accompagné d'un petit sourire, qui s'éteint immédiatement dès que je baisse la tête. J'ai fini par apprivoiser le temps de mes attentes pour renforcer tous mes espoirs. Je dors mal et le réveil est toujours difficile. Souvent je sens une présence humaine dans ma chambre et une voix douce murmure, au-dessus de ma tête, une prière. Puis une main se glisse sous mon oreiller pour y poser un peu d'argent. Un geste que J'appréhende chaque matin. Je ne veux pas être un obstacle économique pour mon père, le principal pourvoyeur au besoin de la famille. Un jour j'ai accompagné mon père jusqu'à son chantier. Il était fier de moi et répétait à ses collègues ouvriers que je suis le premier diplômé de la famille et qu'un grand avenir m'attend. J'ai aidé, ce jour-là, mon père à couler du béton. De retour à la maison l'après-midi, il pose sa main sur mon épaule et annonce, devant ma mère, que j'ai gagné ma journée de travail. Le maitre-chantier a estimé que tout travail mérite salaire et a proposé à mon père de me recruter en tant que manœuvrier. Mais il a refusé net cette offre en lui faisant comprendre avec un certain orgueil, que je suis appelé à faire autre chose de plus important. Je me sens chaque jour épuisé et découragé, trainant un sentiment d'inutilité. Désormais j'entre dans la catégorie de ceux dont l'existence n'a pas pu et ne pouvait pas créer le désir enthousiaste de gagner seul sa vie. Je réalise très vite que le chômage est une barrière à mes rêves et mes ambitions. Je retourne au chantier plusieurs fois pour pouvoir travailler. Mon père s'ingénie pour trouver une formule digne de ma « classe » pour justifier ma résolution de travailler. Le salaire est très moyen mais suffisant pour me permettre de sortir et payer de mon propre argent. Un jour je reçois sur mon Facebook un message de la part d'une amie étudiante et avec laquelle j'ai tissé une belle amitié qui frise un peu une relation amoureuse. Mais nous étions tellement responsables que nous avons fait de cette amitié une base pour partager nos peines et nos joies. C'est une fille timide, belle avec de magnifiques yeux noirs et qui incarne à la fois mon contraire et tout ce à quoi j'aspire. J'ai immédiatement répondu à ses appels et nous nous sommes rencontrés dans un café coutumier. J'ai ressenti beaucoup de bonheur en la revoyant. Ses éclats de rire me font rappeler nos jours de fac où l'avenir était lointain. Elle me fait part de son projet d'apiculture qui « marche très bien ». C'était l'idée de son père, un grand terrien qui lui a offert un verger immense pour produire du miel. Avec une formation d'une année, elle maitrise, avec beaucoup de doigté, les techniques de son métier et gère un réseau de clients assez important. Et son diplôme ? Elle sourit et ses beaux yeux retrouvent leur éclat, « Foutaise, il n'y a pas que les diplômes qui comptent dans la vie », me dit-elle. Soudain je me sens mal. J'ai toujours soutenu que seul mon diplôme est habilité à me faire décrocher un emploi de rêve au salaire souhaité. Mon amie a compris qu'elle m'a blessé et s'est confondue en excuses. Je prends la chose à la légère, mais je reste persuadé que mon diplôme m'ouvrirait de larges perspectives. Quelques mois plus tard, c'était en avril, le ciel était bleu et un soleil printanier réchauffe mon quartier dépourvu d'arbres, lorsque le facteur sonne à la porte. Quelques instants plus tard, mon petit frère entre dans ma chambre, une lettre à la main. C'est la nouvelle du jour. Une entreprise industrielle spécialisée dans le câblage électrique a répondu enfin à ma demande. Mais, j'ai très vite désenchanté. La société m'a recruté en tant qu'ouvrier travaillant avec des personnes qui n'ont pratiquement pas fait des études. Quand j'ai voulu avoir une explication avec mon supérieur hiérarchique, la réponse a été claire : « ou vous acceptez ce travail ou vous partez. Vous n'avez aucune qualification et vous n'avez pas cherché à acquérir une formation qui vous mettra à l'abri d'un marché de travail chaotique » m'explique-t-il. Mon premier réflexe est de garder ce boulot même si le salaire est assez faible. Mon patron semble peiné par ma situation et m'a proposé de bénéficier d'une formation à mi-temps dans une autre unité du centre. J'accepte parce qu'il n'y a aucun autre choix pour moi. Ma vie change. J'essaie de m'épanouir dans ma profession qui est désormais intimement liée à une notion de défi personnel. J'ouvre un compte bancaire, et je suis arrivé à bénéficier d'un crédit pour une avance sur l'achat d'un lot de terrain. Même si les fins de mois sont difficiles, j'arrive à aider mon père et participer aux dépenses familiales. Un an et 7 mois après, un virus, qui s'appelle Covid 19, atterrit brutalement sur la Tunisie après avoir fait ravage dans le monde entier. Confinement oblige, l'usine ferme ses portes et m'informe que mon salaire est coupé sans me donner des explications. Je sombre dans la psychose. Je me retrouve à la case départ, brusquement sans emploi, alors que ma vie quotidienne s'articule autour d'un rythme quotidien de travail satisfaisant. La banque me harcèle après avoir reporté quelques échéances. Je déprime mais je n'ai pas perdu l'espoir d'une porte ouverte. J'ai déposé mon CV dans plusieurs plateformes et répondu aux annonces qui m'intéressent. C'est alors qu'Aicha, mon amie de la fac, m'appelle pour avoir de mes nouvelles. Je lui raconte tristement ce qui est arrivé. Elle m'a semblé choquée par ma situation et me fixe un rendez vous urgent dans notre petit café. Quand je l'ai vu le lendemain, elle semble déterminée. Son regard brille comme une source de lumière. Elle me prend la main avec tendresse, le sourire timide. J'ai toujours su que la frontière entre l'amour et l'amitié est assez difficile à définir, mais je réalise à cet instant que le cœur de la personne en face de moi brule de passion. Elle m'avoue qu'elle a longtemps voulue me déclarer ses sentiments mais que j'étais perturbé par ma situation de chômeur. Elle m'assure que tout cela pourrait être terminé et, si je le veux, nous serons deux pour mener à bien NOTRE projet d'apiculture. Je suis complètement déboussolé. Cette jeune femme est parvenue, en quelques minutes, non seulement à allumer mon cœur, mais aussi à m'ouvrir un chemin vers un avenir prometteur. Et dire qu'à la veille de ma rencontre avec Aicha, mon voisin, un ami d'enfance âgé de 28 ans, m'a séduit avec un projet d'émigration clandestine, dans un pays européen où le travail est assuré. J'étais prêt à accepter la pire des choses, même la perspective d'un éventuel naufrage qui brisera à jamais tous mes rêves. Mon mariage avec Aicha s'est déroulé pendant le confinement général en présence de quelques invités très proches. Il n'y a pas lieu de penser à une lune de miel, puisque nous baignons carrément dans le miel... Ce bonheur, je l'ai perçu comme une revanche sur le coronavirus. S.B.M.