Ca va, du calme, ce n'est pas écrit : chef d'œuvre ! Ces choses-là, on n'en voit passer qu'un par génération, et encore ; il lui faut résister à l'épreuve du temps pour que l'on puisse décréter rétroactivement que cela en était un. Alors qu'un grand livre saute aux yeux, prend à la gorge et parfois aux tripes, s'impose, domine et fane ce qui se pousse du col à côté. Surtout quand après l'avoir refermé, vous allumez machinalement la télévision du samedi soir et vous tombez sur Michel Houellebecq qui, pendant une heure de temps, masque d'Artaud mais sans son génie habité, un Artaud pour Auchan, aligne des bof, des beuh, des ah bon et même, lorsque l'inspiration lui revient, des jchaispastrop, tout cela pour nous apprendre qu'il n'aime pas que Le Monde publie des extraits de ses courriels ni qu'on passe sa photo dans les journaux sans lui demander son avis. Dans ces moments-là, on a juste envie de reprendre le livre qu'on vient de terminer et d'en recommencer la lecture, juste pour oublier le triste sire censé incarner la littérature française dans le monde. Le roman s'intitule Boussole (400 pages, 21,80 euros, Actes Sud), c'est le sixième que signe Mathias Enard, jeune auteur (1972) révélé par Zone, long roman d'une seule phrase qui valait mieux que la prouesse virtuose que l'exercice représentait, confirmé par l'épatant Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants. Mais s'il avait pu décevoir les attentes avec Rue des voleurs, cette fois, la réussite est pleine, éclatante, impressionnante. Ça se passe en une nuit d'insomnie dans l'appartement viennois du musicologue Franz Ritter, un fondu d'Orient, qui ne compose pas de musique ni n'en joue vraiment, mais qui écoute et écrit sur ce qu'il vient d'écouter entre deux pipes d'opium. A défaut de dormir, il se laisse envahir par ses rêves éveillés, et la reconstruction de ses souvenirs. Comme il a l'âme naturellement portée à la mélancolie comme sentiment du temps, mais une mélancolie féconde et allègre, pas une mélancolie dépressive et suicidaire, il se raconte les histoires de sa vie, revisite ses lieux, refait son chemin de Damas, Istanbul, Alep, Palmyre, Téhéran (l'auteur a longtemps séjourné en Irak, en Syrie et en Iran dont il a étudié les langues). Ce n'est pas un soliloque dans la mesure où il s'adresse en permanence à l'absente, son élue, sa lointaine, son échappée belle, son insaisissable, à qui la mystique associée aux voyages permet de dominer ses excès de bile noire, une certaine Sarah, spécialiste, elle, de la mystérieuse attraction que le grand Est a exercé sur nombre d'écrivains, de peintres, de savants, de professeurs, d'aventuriers, de voyageurs. Mais, qu'il s'agisse de l'Orient comme de l'Occident, les deux pôles entre lesquels tout oscille, les villes sont souvent les personnages principaux. Car elles sont de chair et de sang, au Levant comme en Europe, manière pour l'auteur de rappeler en permanence ce que chacun doit à l'autre et de rêver d'un orientalisme idéal qui serait « un monde entre les mondes ». Ce qui confère à son roman une indéniable dimension politique (lire à ce sujet l'entretien de Mathias Enard avec Georgia Makhlouf dans l'Orient littéraire) Foisonnant ? C'est peu dire. Jusqu'à l'étourdissement, non par asphyxie mais par ivresse. L'auteur le sait qui désamorce la critique à venir en laissant Sarah reprocher au narrateur :« Franz, tu me soûles. C'est incroyable. Tu parles sans interruption depuis deux kilomètres. Mon Dieu ce que tu peux être bavard ! » Le cas d'Enard avec ce millefeuille de savoirs, de connaissances, de détails, d'intuitions, de rappels, de découvertes, parfois on ne sait plus où on en est au juste mais qui s'en plaindrait lorsqu'il s'agit de raconter des histoires. Erudit ? Référencé ? Touffu ? Documenté ? Pour le moins. Et pourtant, malgré ma méfiance pour les romans cultivés, j'ai été happé dès les premières pages par Boussole. Peut-être parce que je partage avec Enard quelques dilections : lesKindertotenlieder de Mahler (mais lui, Kathleen Ferrier, moi Janet Baker), Danube de Claudio Magris, les fascinants souvenirs de Muhammad Asad né Léopold Weiss, sans oublier le Voyage d'hiver de Schubert dont les vers du poème de Wilhelm Müller illumine toute l'histoire dès l'épigraphe, ni les Mille et une nuits, le premier livre de la bibliothèque de jeunesse de ce Français issu de la France atlantique, le livre qui le poussera plus tard vers l'étude des arts de l'islam L'orientalisme étant au cœur de ce roman-fleuve, à travers le personnage du narrateur, déjà, mais aussi celui de l'archéologue fou, Bilger qui aurait horreur qu'on l'associe à l'orientalisme et s'évertue à rassurer les autorités syriennes sur ce qui le différencie de la longue tradition des archéologues-espions dont l'Europe avait le secret, on ne fait pas l'économie d'une controverse toujours recommencée sur L'Orient créé par l'Occident (1978) d'Edward Saïd. Mais sur ce sujet, comme sur tous les autres agités dans cette fresque lyrique et précise à la fois, et Dieu sait qu'il y en a de toutes sortes car l'auteur a la digression et la parenthèse facile (un « Tiens, à propos de musique militaire... » lui suffit pour s'embarquer ailleurs, et nous avec) ce n'est jamais pesant, presque toujours passionnant car, comme dans l'ensemble de ce roman qui malmène les codes habituels de la narration tant il est emporté par sa passion, c'est porté par un élan, une énergie, une soif de connaître et de faire connaître étourdissants. La Sorbonne n'est jamais loin, Franz et Sarah la connaissent bien, mais elle est tenue à distance. Du gai savoir mais pas de cuistrerie ni d'étalage. Et puis il y a la musique. Elle est partout puisque « la vie est une symphonie de Mahler, elle ne revient jamais en arrière, ne retombe jamais sur ses pieds ». Boussole est le roman qui a certainement la meilleure bande originale de la rentrée. De Liszt aux grandes chanteuses arabes, on a même droit, lorsque le narrateur se retrouve ivre mort dans la nuit stambouliote, à une interprétation inédite à tue-tête de la Marche de Radezski, nourrie secrètement par sa haine pour la valse viennoise (ah, le concert du premier de l'an...) Après avoir vécu près de dix ans au Moyen-Orient, Mathias Enard s'est installé à Barcelone sans pour autant renoncer à son tropisme puisqu'il y a enseigné l'arabe et ouvert un restaurant libanais à l'enseigne de « Caracalla ». Sa boussole est une copie de celle de Beethoven offerte par la Sarah de son coeur. Beau cadran, belle rose des vents, beau couvercle. Sa particularité : elle a perdu le Nord, ce qui est fâcheux pour un tel instrument. Toujours à l'Est, direction dans laquelle sont orientées les églises européennes, ce qui est original pour un propriétaire qui semble, au terme de cette nuit d'insomnie, assez à l'Ouest. On aura compris que la boussole du titre, incorporée à son tapis volant, est aussi désorientée que le sont le narrateur et son amie de cœur. Ils ont perdu l'Orient. D'où cette déclaration d'amour à ce qui n'est plus.