Cette année, encore une fois mes enfants, Ali et Khadija, ne fêteront pas l'Aïd El Kébir avec leur père. L'Aïd El Kébir, c'est cette Grande Fête sacrée qui réunit plus de 270 millions de musulmans pour remercier Dieu d'être en vie. Cette année, encore une fois, Ali et Khadija, ne seront pas entourés de leur père, Taoufik Ben Brik, le journaliste et écrivain tunisien qui a déferlé les chroniques du monde par sa célèbre grève de la faim de 42 jours. Cette année, tout, comme il y a déjà dix ans, sous Ben Ali, il n'y aura ni méchoui sur du brasier de charbon, ni salade méchouiya, ni harissa faite maison avec du piment fort, baignée généreusement dans de l'huile d'olive venue directement des terres ancestrales de Ksar Hellal. Cette année, il n'y aura pas de Couscous. J'imagine déjà comment nous allons passer le jour de la Grande Fête… J'achèterai bien sûr de la viande d'agneau de la boucherie du Rond Point, pour faire du méchoui sur une plaque électrique. Mais, je serai incapable de faire passer la viande déjà assaisonnée, sur la plaque. Comme dit l'adage en Tunisien, j'aurai les mains froides. Je serai comme une momie, incapable de bouger, incapable de pleurer… Je demanderai, bien sûr l'assistance de Khadija, laquelle, je sais d'avance refusera. Pour Khadija, il n'y a pas de fête sans Taoufik Ben Brik, son père. Ali, 23 ans, Khadija 21 ans, ne sont plus des enfants. Que dois-je leur dire pour les consoler, pour les faire patienter jusqu'à la sortie de leur père de prison ? Mes enfants ont été les derniers à savoir que leur père a été embastillé. Je n'ai pas trouvé en moi ni la force, ni le courage, ni même les mots pour les mettre au courant de cette nouvelle tragédie. Couarde, que je suis ! C'est dans les rues de Paris qu'ils ont appris que leur père a été emprisonné… Il y a dix ans déjà, mes enfants ont passé l'Aïd sans leur père. Je me rappelle encore, la veille de l'Aïd, le chef du commissariat de police a frappé à notre porte, un peu avant minuit, alors que nous étions tous endormis. Il devait me remettre une convocation pour le procès. Refusant de lui ouvrir car on ne donne pas de convocation à minuit, il s'est mis à m'insulter. A ses insultes, je répondis de plus belle. J'entends encore le commissaire qui blasphémait et les voisins qui applaudissaient. Jamais peur pour une cause juste. Pendant vingt ans, mes enfants ont dû vivre avec nous la terreur comme quotidien. Comment oublier qu'un jour Ali, alors âgé seulement de 12 ans a été arrêté par des policiers en costume noirs, sur des motos Yamaha. Après avoir vérifié son identité, et s'être assurés qu'il s'agissait bel et bien du fils de Taoufik Ben Brik et de Azza Zarrad qu'ils avaient en otage, ils l'ont sommé de venir avec eux pour lui raser le crâne et l'enrôler dans l'armée. Comment oublier, que, âgé seulement de 2 ans, et alors que je venais de garer ma Peugeot 107 bleue métallisée toute neuve, surnommée Zmorda par Taoufik, un motard nous lança, un jet de briques. J'entends encore les cris et les pleurs de mon fils qui, depuis ce jour-là, n'a plus parlé et s'est enfermé dans un mutisme assourdissant. Khadija, qui venait de naitre au début du mois de décembre a été considérée « la plus jeune victime de la dictature » par Moncef Marzouki, qui deviendra après la chute de Ben Ali, président de la Tunisie le 12 décembre 2011, grâce au vote par l'Assemblée Nationale Constituante créée, on ne sait comment et pourquoi. Je me rappelle aussi, le jour où je suis allée présenter mes condoléances à Besma Khalfaoui, suite à l'assassinat de Chokri Belaïd, celle-ci me fit une confidence : « Nous avons toujours cru, Chokri et moi, qu'on allait assassiner Taoufik, ton mari. » Nous étions sous haute surveillance, isolés, téléphone coupé, voiture vandalisée. Nos ressources étaient insuffisantes car mon mari était interdit de travailler en Tunisie. Marginalisés, nous étions agressés et menacés en permanence. Mes enfants sont nés adultes. Leur enfance leur a été usurpée. Nous avons espéré qu'avec la Révolution, nous allions vivre normalement, en paix, mais rien n'a réellement changé pour nous. La vie de mon mari a été sérieusement menacée à maintes reprises. Notre maison a été marquée par une croix rouge…Un message adressé aux tireurs à gages qui signifiait : ICI, L'HOMME A ABATTRE. Mes enfants, déjà fragilisés par des années de persécution et de harcèlement ont été traumatisés. Il a été décidé, alors qu'ils doivent quitter la Tunisie pour terminer leurs études en France. Mon fils Ali, entré en France en septembre 2015 ne mettra plus jamais les pieds en Tunisie. J'ai dû abandonner ma carrière professionnelle au sein d'une prestigieuse banque de Tunisie pour rejoindre mes enfants. Taoufik, resté seul à Tunis, a dû nous rejoindre cette année pour que la famille soit réunie. Il devait surtout être aux cotés d'Ali, victime de persécutions, de harcèlements et d'agressions même après la Révolution.
Ce lundi 13 juillet, Taoufik a dû partir précipitamment à Tunis pour rapatrier la dépouille de son frère aîné Hédi, qui vivait à Paris. Hédi est mort, soudainement suite à un cancer des poumons. Une mort qui a terriblement affecté Taoufik. Après l'enterrement, il s'est retrouvé manu militari derrière les barreaux. Transgressant la loi, les juges ont décidé de jeter en prison le symbole de la liberté. Taoufik Ben Brik, le nominé au prix Nobel de littérature en 2011, se retrouve dans une cellule sordide de la Révolution. On l'a jeté dedans pour le laisser crever. On ne l'assassinera pas avec une arme comme on a assassiné les leaders Belaïd et Brahmi... On l'assassinera proprement. On l'assassinera avec le Covid-19. Ainsi, ils pourront dire « C'est pas nous, c'est Allah ». Des hommes passent et trépassent, mais l'histoire contemporaine de la Tunisie, retiendra que TBB, a été emprisonné sous la dictature policière de Ben Ali, et qu'il a été, encore une fois, emprisonné sous la deuxième république d'après la Révolution. L'Histoire retiendra aussi, qu'après Bourguiba, il y a eu un seul homme qui a dit : NON BASTA. Il est l'unique, car il n'a cherché aucune contrepartie, sauf sa liberté. L'Histoire retiendra, qu'au lieu de gratifier et d'honorer la plume d'or de TBB, les juges tunisiens ont préféré la faire taire. 3antara Ibn Chaded, le Tunisien est sous les verrous. New York Times, l'a comparé à Maradonna de l'écriture. Milan Kundera l'a comparé à Charles Bukovski et à Dostoïevski… Lui, aime être Taoufik Ben Brik. Le Ben Brik, le poète est aujourd'hui sans liberté. Il a été jugé criminel pour avoir mis à nu la partialité des magistrats tunisiens, pour avoir dénoncé cette même justice, qui sous Ben Ali l'a embastillé injustement… Un crime de lèse-magistrat. Auteur de pamphlets acerbes contre toutes les formes de médiocrité et des dérives autocratiques des différents régimes en Tunisie, Ben Brik dort dans la prison de La Mornaguia, à Tunis, à 1800 km, loin de sa famille. Un an ferme pour la plume libre, l'ami et le complice des plus grands intellectuels et romanciers dans le monde entier. Il dormira dans une cellule miséreuse de la Révolution, lui qui a payé cher de sa santé, de sa sécurité et de la sécurité de sa famille pour la chute de Ben Ali. « Médiocres, médiocres, je vous absous » dira t-il, mimant Mozart.