Kaïs Saied n'aura pas fait que renverser, à son avantage, les équilibres du pouvoir exécutif. Il a aussi mélangé indirectement les cartes au sein du parti Ennahdha. Pour le parti islamiste, le plus grand défi est de ne pas imploser, de ne pas amplifier les dissensions internes par l'onde de choc qui est arrivée de Carthage le 25 juillet. Ennahdha ne peut que faire le dos rond en attendant que la tempête passe. Rached Ghannouchi, leader du parti islamiste depuis des décennies, porte la responsabilité quasi-exclusive de la situation dans laquelle se trouve Ennahdha. C'est ce qu'affirment à tout va les frondeurs au sein du parti islamiste. Les dissensions à propos de la sagesse et de la pertinence de la conduite politique du parti ne sont pas nouvelles, il y a eu des démissions retentissantes liées directement à ce sujet, comme celle de Abddelhamid Jelassi. Il y a eu également l'appel des cent qui réclamait une réelle évaluation des choix politiques du parti durant la dernière décennie, dont Abdellatif Mekki par exemple est l'un des signataires. Toutefois, la série de décisions prises par le président de la République donne un nouveau relief aux critiques de la gestion politique et des choix du parti islamiste. Les critiques de Rached Ghannouchi estiment que ses choix, parfois imposés par le chef du parti ou adoptés à la va-vite au conseil de la choura ont mené vers la situation actuelle. Une situation où Ennahdha est isolé et scrute les menaces qui planent sur son existence même, avec le scénario égyptien de 2013 en mémoire.
Plusieurs parmi les leaders du parti s'autorisent depuis des mois à dire que Ennahdha a perdu son cerveau politique. Le choix de Habib Jemli, les démissions de personnes influentes et de caciques du parti, le leadership de ce même parti, la place des jeunes dans les hautes sphères, le sempiternel combat entre les prisonniers et les immigrants, les doutes autour de l'organisation du congrès du parti…autant de virages que Ennahdha a raté ces derniers mois sous l'égide de Rached Ghannouchi. Il a longtemps pu se cacher derrière une garde rapprochée féroce composée principalement de son gendre Rafik Abdessalem, de Noureddine Bhiri et de Abdelkarim Harouni. Mais cela ne semble plus suffire.
Ennahdha paye actuellement le prix de deux choix politiques assez discutables. Le premier est celui de soutenir Hichem Mechichi contre vents et marées quitte à faire des acrobaties intellectuelles dont seul Ennahdha a le secret. On multipliait même les manœuvres dernièrement pour constituer un gouvernement politique autour de lui. Les cadors du parti étaient tous d'accord pour dire que le rendement gouvernemental est faible, surtout dans la gestion de la crise sanitaire, mais en même temps ils offraient un soutien inconditionnel au chef du gouvernement. Cette configuration était fortement critiquée par les frondeurs du parti, dont particulièrement Imed Hammami, qui avait demandé, à titre personnel, la démission de Hichem Mechichi. Ils estiment ne pas avoir à payer le prix politique de ce soutien à la Kasbah. Par ailleurs, Ennahdha a couvert et protégé ses alliés que Qalb Tounes et Al Karama. Tous trois ont contribué à donner cette piètre image du Parlement, particulièrement au niveau de sa présidence, assurée par Rached Ghannouchi. Les nominations, la gestion des conflits, la réaction aux actes de violence à l'ARP, les demandes de levée de l'immunité, la gestion du bureau de l'ARP, ont été les titres de l'échec de cette institution. En plus, le chef du parti Ennahdha a tenté, depuis le premier jour, de déplacer l'épicentre du pouvoir au Bardo, au détriment des deux présidences de l'exécutif ce qui a eu le don d'agacer profondément le président de la République.
Ce qui nous amène à la deuxième raison : la mauvaise évaluation que Rached Ghannouchi a fait du président de la République, Kaïs Saïed. Le chef du parti islamiste a toujours sous-estimé Kaïs Saïed en pensant pouvoir le maitriser rapidement. Il a commencé par braconner sur ses prérogatives concernant la politique extérieure en recevant des ambassadeurs et surtout en prenant des engagements au nom de l'Etat tunisien. Rached Ghannouchi a également facilité la chute du gouvernement de Elyes Fakhfakh, montrant ainsi à Kaïs Saïed qu'il était loin d'être le seul à décider. Il s'est arrangé avec Nabil Karoui pour « recruter » le nouveau chef du gouvernement Hichem Mechichi et s'est évertué à le soustraire à l'autorité présidentielle pour s'accaparer, à travers lui, encore plus de pouvoir. Il est vrai que le président de la République est loin d'être un foudre de guerre en politique, mais nul ne peut observer ce manège sans intervenir et surtout, rares sont les personnes qui auraient pu résister à autant de provocations. Kaïs Saïed n'en fait manifestement pas partie.
Ennahdha s'est isolé et s'est « embourgeoisé » durant les dix dernières années. Khalil Baroumi a déclaré que son parti n'était plus au contact du peuple et n'avait plus ses préoccupations au sein de leurs priorités. Plusieurs autres raisons, en plus de ce qu'il a mentionné, ont amené le parti islamiste à ce stade. Mais le résultat est que le parti Ennahdha représente, à lui seul, toute la déliquescence de la scène politique tunisienne. Les gens vont jusqu'à préférer l'inconnu, avec tous ses dangers, au fait de continuer avec Ennahdha au pouvoir.
Seul Kaïs Saïed peut sauver Ennahdha. S'il n'a pas de plan précis pour gérer la trentaine de jours de « parenthèse démocratique » qu'il s'est accordé, s'il cafouille et que rien n'est fait concrètement, Ennahdha retrouvera sa position hégémonique, tôt ou tard. Napoléon Bonaparte disait : « N'interrompez jamais un ennemi qui est en train de faire une erreur ». C'est, semble-t-il, la tactique choisie par le parti islamiste. Autre poumon possible pour Ennahdha : le soutien étranger. Cela peut être un soutien direct comme celui de la Turquie ou du Qatar, comme depuis dix ans. Chose que l'UGTT a dénoncé à l'issue de la réunion de sa commission administrative. Le soutien peut également être indirect. Si jamais le président de la République dépasse le délai fatidique des trente jours, les chancelleries et les pays frères et amis, y compris parmi les plus proches, ne pourront plus soutenir Kaïs Saïed ou faire la sourde oreille à ce qui se passe en Tunisie. Par conséquent, toutes les réserves qu'ils pourront exprimer à ce sujet tomberont directement dans l'escarcelle d'Ennahdha.
Au final, Kaïs Saïed a pris, de manière contestable, les clés du pouvoir. Maintenant, il se doit de bien les utiliser. Toute erreur du président de la République est un argument de plus pour la thèse du putsch soutenue par les islamistes. Kaïs Saïed peut affaiblir considérablement Ennahdha, mais il peut aussi le remettre en selle et le rendre plus fort qu'avant.