En Tunisie, les opérateurs économiques ne savent plus sur quel pied danser. Les règles changent tout le temps et les opérateurs n'ont aucune visibilité, ce qui explique la chute des investissements nationaux et étrangers depuis la révolution. Alors que la crise bat son plein, que la conjoncture est difficile avec une inflation importée à cause de la hausse des prix à l'international, le ministère du Commerce assène un nouveau coup aux opérateurs, en fixant un plafond à leur marge bénéficiaire. L'information peut paraître anodine voire excellente, mais ce n'est pas le cas car dans les faits c'est une décision anti-productive. Explications.
Le ministère du Commerce et du Développement des exportations a annoncé, dans un communiqué publié lundi 4 juillet 2022, un plafonnement des marges bénéficiaires de certains produits de consommation à 8% au niveau de la vente de gros et de 14% au niveau de la vente de détails, avec des différences selon les produits, suite à des concertations avec les professionnels. Le plafonnement a concerné les eaux minérales, les boissons, les jus, les huiles végétales, les conserves, les produits ménagers et les produits d'hygiènes.
Or, selon le site du ministère du Commerce, la politique des prix, en Tunisie est régie par la loi 64-91 sur la concurrence et les prix. Cette loi consacre la liberté des prix comme principe général, les prix sont fixés par le jeu de la concurrence sur le marché. Toutefois la réglementation tunisienne, compte tenu de l'état de la concurrence et de la sensibilité des produits vis à vis du consommateur, prévoit deux régimes des prix : l'homologation et l'auto-homologation. Le régime de l'homologation des prix est la fixation préalable par l'administration du niveau des prix ou de leur variation à partir des coûts et des documents comptables de l'entreprise. Le régime de l'autohomologation des prix est la fixation, au stade de la distribution, des prix de vente par l'entreprise elle-même par application, à prix de revient, d'un taux de marge fixé par décision du ministre chargé du Commerce. Pour sa part, l'article 1 du chapitre 1 de la Loi n° 2009-69 du 12 août 2009, relative au commerce de distribution, dispose : « La présente loi fixe les règles régissant l'exercice des activités du commerce de distribution en vertu desquelles la liberté constitue le principe et l'autorisation constitue l'exception. Elle vise notamment la modernisation, la mise à niveau du secteur commercial et la garantie de l'équilibre entre les différents intervenants du secteur ». Ainsi, il est clair que la fixation de prix reste une exception. L'Organisation mondiale du commerce plaide, pour sa part, pour l'instauration et la promotion d'une concurrence commerciale loyale.
La fixation de marges est-elle une bonne chose ? Dans une certaine mesure non, car elle favorise des opérateurs sur d'autres : n'ayant pas la même taille, certains pourront couvrir leurs charges (coût de revient, impôts, investissements, salaires, etc.) mais d'autres pas. On pourra citer dans ce cadre l'Avis-CC-FR-A-1-19 du Conseil marocain de la concurrence déconseillant au gouvernement marocain son projet de décision de plafonnement des marges bénéficiaires des carburants liquides. « Inapproprié, inefficace, pas suffisant, pas judicieux, aux effets limités, ne garantissant aucunement la préservation du pouvoir d'achat des citoyens et de la justice sociale, discriminatoire même », avait estimé le président du conseil, Driss Guerraoui, lors d'une conférence de presse a rapporté le journal marocain Hespress le 15 février 2019. Cependant, le conseil avait promis de se prononcer sur d'éventuelles pratiques anticoncurrentielles. Concrètement, l'institution a considéré que le contrôle public des marges « ne va pas changer la réalité des prix » et, corrélativement, « ne conduira pas à protéger le consommateur et à préserver son pouvoir d'achat ». Elle a jugé le plafonnement « discriminatoire » car il y a un risque de pénaliser les opérateurs de petite et moyenne taille qui verraient leur vulnérabilité accroître et donnerait « un mauvais signal » au marché et perturberait la visibilité des opérateurs.
Il faut dire que la première chose que recherche un investisseur est la stabilité politique et une visibilité. Or, en Tunisie ces deux facteurs ne sont pas assurés. Les règles changent souvent et les opérateurs ne savent plus sur quel pied danser. Les investisseurs ont besoin de savoir leur marge bénéficiaire, pour connaitre comment se développer : ce qui permet de créer de l'emploi et de la richesse, pour la société mais aussi pour l'Etat (taxe et impôt). Lundi 6 juin 2022, l'Institut arabe des chefs d'entreprises (IACE) a souligné qu'aucun texte applicatif n'a été publié sur les douze prévus pour l'activation des mesures de la Loi de finances 2022. Idem, et après soixante jours de l'annonce du plan de relance économique le 1er avril dernier, seul un décret présidentiel relatif à une mesure sur les 42 annoncés a été publié, note l'institut. Concrètement et on se référant aux chiffres des institutions officielles, les investissements déclarés ont baissé de près de 22,95% en deux ans et l'investissement étranger a diminué de 2% par rapport à 2019 (année de référence avant la pandémie). Ce qui ne peut qu'impacter négativement l'emploi, la collecte d'impôts et bien sûr la création de valeur (le PIB).
Fixer des marges bénéficiaires est anti-productif et promeut des pratiques anticoncurrentielles et contre les lois du marché, en particulier lorsque l'inflation est importée et que les prix des matières premières, des denrées alimentaires et des hydrocarbures connaissent des pressions importantes sur le marché international et qu'en parallèle la demande sur le marché national est limité. Ce modèle économique ayant montré ces limites, le ministère du Commerce devrait s'atteler à trouver de nouveaux modèles qui permettent aux opérateurs d'évoluer librement mais tout en garantissant au consommateur un bon rapport qualité prix, le tout grâce à la promotion d'une concurrence loyale.