Du jour au lendemain, le gouvernement tunisien a décidé d'interdire le recours à la sous-traitance dans le secteur public. Sans aucune étude d'impact préalable, il met des centaines de milliers d'emplois en danger et risque de mener les institutions de l'Etat dans l'impasse. Le gouvernement d'Ahmed Hachani a une curieuse façon de gérer les affaires de l'Etat, voire les affaires tout court. Alors que les gouvernants de la planète entière étudient au préalable les conséquences de toute décision qu'ils s'apprêtent à prendre, Ahmed Hachani prend les décisions d'abord et étudie l'impact ensuite. Ainsi le cas du dossier de la sous-traitance. Vendredi 23 février, le gouvernement annonce l'interdiction de la conclusion de tout nouveau contrat de sous-traitance dans le secteur public avec effet le jour même. Lundi 26 février, M. Hachani réunit à la Kasbah les ministres des Finances, de l'Emploi et des Affaires sociales pour discuter du sujet et de l'impact de la décision prise trois jours plus tôt. À l'issue de la réunion, il a été décidé de créer une commission multipartite pour évaluer les conséquences économiques, sociales et financières de la fin de la sous-traitance dans le secteur public. À quoi sert cette commission puisque la décision a été déjà prise. Il suffit de patienter un chouia pour voir les conséquences de cette décision totalement irréfléchie.
À vrai dire, Ahmed Hachani est parti de bonnes intentions et a appliqué aveuglément et précipitamment les directives de Kaïs Saïed qui veut en finir avec le travail précaire. Aux yeux du président de la République, les sociétés de sous-traitance sont des entreprises modernes d'esclavage et il trouve anormal que les patrons de ces sociétés gagnent un peu trop bien leur vie aux dépens de leurs employés qui seraient payés des clopinettes. « La sous-traitance n'est ni constitutionnelle, ni acceptable, de quelque manière que ce soit », a tranché le chef de l'Etat au cours d'une réunion jeudi 22 février avec les ministres des Affaires sociales et de l'Emploi. Dès le lendemain, Ahmed Hachani s'est exécuté tête devant. Maintenant que la décision est prise et en attendant les résultats (inutiles) de l'évaluation que va réaliser la commission multipartite ad-hoc, il est important de s'interroger sur le sort qui attend les centaines d'entreprises de sous-traitance dont l'Etat est le principal, voire l'unique, client. Ce qu'il faut savoir c'est qu'à un certain moment, l'Etat a décidé de se délester de ses fonctionnaires en les encourageant à créer des entreprises privées. En contrepartie, outre les versements de généreuses primes de départ, il leur a promis des marchés juteux pour leurs nouvelles PME. C'est le cas dans plusieurs secteurs notamment les télécoms et les travaux publics. Ces décisions ont eu des effets bien positifs aussi bien pour l'Etat que pour l'économie du pays et c'est normal parce qu'il s'agit d'actes de bonne gouvernance qui ont montré leurs preuves aussi bien en Tunisie que partout ailleurs dans le monde. Exemple parmi des dizaines d'autres. Pour ses travaux de câblage, Tunisie Telecom assurait par le passé toute la chaîne alliant ingénierie, électricité, BTP, etc. Il lui fallait, pour ce faire, recruter des techniciens, des ingénieurs, des maçons, des électriciens, des architectes, etc. Avec la sous-traitance, Tunisie Telecom s'occupe de son cœur de métier et laisse le reste des spécialités aux PME spécialisées. Des PME dont certains patrons étaient des salariés de l'opérateur et qui n'avaient pas pour seuls clients Tunisie Telecom, mais également ses concurrents. Aussi, Tunisie Telecom est actionnaire elle-même dans des entreprises de sous-traitance dont Sotetel (toujours à titre d'exemple) qui est une véritable fierté nationale. Cotée en bourse, la Sotetel ne fait pas le bonheur de son actionnaire principal seulement, mais également des petits épargnants et de ses clients.
Avec la décision du gouvernement d'en finir avec la sous-traitance, ce sont toutes ces PME qui risquent la faillite, puisqu'elles vont perdre leur client étatique pourvoyeur de gros marchés et générateur de l'essentiel de leur chiffre d'affaires. Logiquement, pour assurer les travaux réalisés par ces PME, l'Etat doit désormais compter sur son propre personnel. Il se trouve qu'il n'a plus le personnel spécialisé, puisque celui-ci est employé dans le privé, et doit donc procéder à des recrutements massifs. Au vu de son déficit budgétaire abyssal, on ne voit pas trop comment l'Etat va pouvoir faire de nouveaux recrutements dans des spécialités les plus diverses. Quand bien même il aurait recruté toutes ces personnes et qu'il aurait trouvé de quoi les payer, il n'y a pas suffisamment de travail pour justifier le versement de salaires entiers. Les PME de sous-traitance travaillaient pour l'Etat, certes, mais elles travaillaient pour plusieurs organismes publics et aussi pour le privé. Avec la décision du chef du gouvernement, chaque organisme va devoir recruter son propre personnel spécialisé dont il n'a pas forcément besoin. Pour rester avec Tunisie Telecom, l'opérateur public n'a pas besoin d'un maçon travaillant 42 heures par semaines, puisque le travail de maçonnerie n'exige que quelques heures par mois au grand maximum. Autre exemple, que faire d'une technicienne de surface (anciennement appelée femme de ménage) pendant huit heures alors que seules deux heures par jour suffisent pour assurer tout le travail. Avec la sous-traitance, la dame en question va travailler pour plusieurs organismes, clients de son employeur, et assurer un rendement plein de huit heures. Avec la solution de M. Hachani, elle va travailler deux heures et recevoir un salaire de huit. En conclusion, la décision de M. Hachani va provoquer inévitablement la faillite de PME et obliger l'Etat à recruter du personnel à plein temps dont il n'a pas vraiment besoin.
Comme précédemment signalé, l'intention du président de la République est bonne, il veut en finir avec le travail précaire et l'exploitation affligeante de certains patrons « esclavagistes » qui s'enrichissent sur le dos de leurs employés. C'est indéniable, ceci existe, mais en aucun cas on peut dire que tous les patrons de PME de sous-traitance sont des opportunistes sans foi ni loi. Plutôt que de jeter le bébé avec l'eau du bain comme a fait Ahmed Hachani, il fallait mobiliser les services de l'Etat pour identifier et poursuivre ce genre de patrons. Leur identification n'est pas difficile puisqu'on parle d'entreprises clientes de l'Etat. Des contrôles réguliers des services d'inspection du travail et de la CNSS auraient suffi pour déceler les patrons voyous et les obliger à mieux considérer leur personnel. Payer en dessous du Smig, ne pas respecter le volume horaire et violer le code du travail sont des actes punis par la loi et c'est aux services de l'Etat de veiller au bon respect de la loi. Kaïs Saïed et Ahmed Hachani ont cependant oublié l'un des rôles principaux de l'Etat et préféré verser, comme d'habitude, dans le populisme quitte à créer des catastrophes.