Nouveau tour de vis des autorités contre les journalistes et les avocats, mais aussi contre le monde sportif, avec un lot d'arrestations qu'on peut considérer comme abusives. Les partisans du régime applaudissent et font valoir le retour d'un Etat fort et puissant. Ils oublient juste que la vraie force de l'Etat ne réside pas dans sa capacité à mettre les citoyens en prison, mais plutôt à les servir de la meilleure manière qui soit. Il se trouve qu'en matière d'obligations, l'Etat tunisien n'a jamais été aussi faible depuis l'indépendance du pays en 1956. C'est une menace que répète très souvent le président de la République, il n'y aura aucune clémence pour ceux qui s'en prennent à l'Etat, ses institutions et ses représentants. Joignant l'acte à la parole, le régime de Kaïs Saïed gouverne par l'autoritarisme depuis son putsch du 25 juillet 2021 quand il a fait placer un char de l'armée devant le parlement, avant de prendre les pleins pouvoirs et changer la constitution. Par le biais du décret 54, qu'il a pondu en septembre 2022, il a restreint la liberté d'expression et poursuivi des dizaines de journalistes et de facebookers « insolents », dont certains sont en prison. Les médias publics se sont tous couchés pour redevenir propagandistes au service du pouvoir. Il a dissous le Conseil supérieur de la magistrature et mis au pas la justice. Grâce à cela, il a pu faire poursuivre abusivement et incarcérer des dizaines de personnalités politiques, depuis plus de quatorze mois, théoriquement délai maximal de détention préventive. Idem pour les chefs d'entreprises, parmi les plus grands. Le maître-mot de toutes ces arrestations et de la politique répressive du régime est le complot contre l'Etat, la diffamation de représentants de l'Etat, la fraude de l'Etat... Nul besoin que les accusations soient accompagnées de preuves factuelles et formelles, la simple suspicion suffit pour envoyer d'honnêtes citoyens derrière les barreaux. Dernièrement, un médecin de haute compétence détenu abusivement, est mort en détention préventive. À son procès post-mortem, il a bénéficié d'un non-lieu.
Peu importe cependant la culpabilité supposée de quelques-uns et l'innocence éclatante de plusieurs autres, la présomption d'innocence est totalement bafouée par le pouvoir, à commencer par le président de la République lui-même. Ce dernier s'est prononcé, plus d'une fois, sur des affaires judiciaires en cours. Il lui est même arrivé de se désoler suite à la relaxe d'un grand politicien et homme d'affaires, dont la culpabilité est avérée à ses yeux. Cette politique hautement répressive et clairement injuste et anachronique est applaudie par un pan de la population. Comme des perroquets répétant aveuglément les propos du président de la République, les partisans du régime disent qu'il est révolu le temps où l'on pouvait critiquer sévèrement et librement les institutions de l'Etat et ses représentants. Sans honte aucune, ils sont fiers d'exposer publiquement leur joie mauvaise (chmeta) après les arrestations de personnalités publiques et leur haine à l'encontre de ceux qui ont réussi. Leur dada est le retour d'un Etat fort.
Loin de l'effervescence maladive des réseaux sociaux, le populisme du président de la République et la stupidité de plusieurs de ses partisans, il est bon de rappeler une évidence totalement oubliée sous le règne de Kaïs Saïed. La force d'un Etat ne se mesure pas, au XXIe siècle, par le nombre de personnes qu'on jette en prison ou par la répression de tous ceux qui bougent, elle se mesure par la qualité de vie qu'offre cet Etat à ses citoyens. Concrètement, la qualité de vie des Tunisiens a bien régressé à cause des services déficients de l'Etat. En matière d'imposition et de taxation, la Tunisie fait partie des pays qui ont le système fiscal le plus inégalitaire et injuste. À la louche, plus de 60% des revenus du Tunisien sont versés à l'Etat. En contrepartie, ce Tunisien lourdement taxé ne bénéficie que de très peu d'avantages de l'Etat. Que ce soit en matière de santé, d'éducation ou de services, le privé l'emporte largement sur le public. La législation et la bureaucratie de la fonction publique n'encouragent nullement à l'investissement et la création d'entreprises et, donc, d'emplois. L'infrastructure routière est celle d'un pays sous-développé tout comme l'état de plusieurs bâtiments publics (notamment les écoles) dont la vétusté est visible à l'œil nu et fait courir de réels dangers aux utilisateurs. Le rêve de beaucoup de Tunisiens est d'émigrer à l'étranger et cela touche aussi bien les classes défavorisées que les meilleurs diplômés de médecine ou d'ingénierie.
Tout cela ne date pas d'hier et n'a pas coïncidé avec la gouvernance autoritaire de Kaïs Saïed, loin s'en faut. Mais force est de reconnaitre que les choses ont empiré depuis son arrivée, notamment en matière de justice, de climat d'investissement, de libertés et de démocratie. Du côté économique et social, l'inflation dépasse les deux chiffres dans plusieurs secteurs, la croissance est des plus faibles et le chômage est au plus haut, tout comme la pauvreté. Tout cela a fait que la note souveraine de la Tunisie a dégringolé atteignant un bas historique, sans perspectives positives en vue. En matière de gouvernance, l'Etat ne cesse de creuser son propre déficit et d'aggraver son endettement. Il continue à trainer un grand nombre de fonctionnaires, bien supérieur à la moyenne observée dans les pays développés et à mener un grand train de vie.
Les partisans de Kaïs Saïed ont beau chanter ses louanges du matin au soir, ils ont beau injurier ses adversaires 24/7, se délecter de leurs malheurs et applaudir le retour d'un Etat fort, ils sont superbement démentis par les faits concrets. Au vu des données factuelles présentées ci-dessus, on peut même avancer que l'Etat tunisien connait sa plus faible situation depuis l'indépendance en 1956.