Du Moyen-Orient, il nous arrive souvent des informations à vous couper le souffle. Entre une lapidation et le mariage forcé de gamines, se glissent souvent des fatwas (avis religieux) aussi inimaginables que rocambolesques. La dernière en date n'est pas émise par un mufti en mal de célébrité, mais par du très officiel Comité saoudien des Grands érudits. Selon cette fatwa, diffusée il y a dix ans, mais remise à l'ordre du jour dernièrement, il « nous » est désormais interdit d'offrir des fleurs aux patients des hôpitaux car, prétexte la fatwa, il s'agit d'une habitude ramenée des pays des mécréants (bilad el kofr). Et ceux qui ont ramené ces habitudes de « bilad el kofr » sont des gens pauvres de foi. Pour soulager les malades, explique la fatwa, il suffit de psalmodier et de le demander au Bon Dieu. Quid des horticulteurs et autres fleuristes ? Qu'ils aillent au diable ! La pondaison des fatwas inspire et plait, semble-t-il, à certains de nos compatriotes. Sauf qu'en Tunisie, heureusement, il n'est pas donné à qui le veut de pondre des fatwas. Seul le mufti de la République tunisienne peut en émettre. Qu'à cela ne tienne, un groupe d'avocats a adressé à notre mufti une lette on ne peut plus sérieuse lui demandant d'user de son pouvoir religieux pour interdire la diffusion de trois séries télévisées sur les chaînes tunisienne Hannibal TV et Nessma TV. Selon ces avocats, ces séries représentent des prophètes, ce qui est (disent-ils) contraire au dogme religieux. Dans son dernier « Pleins feux », Zyed Krichen, directeur de la rédaction du magazine Réalités, livre l'analyse suivante et est, vous le remarquerez, des plus sensées. « Il est curieux de constater qu'une femme et des hommes de droit disent clairement dans leurs doléances préférer le recours au Mufti plutôt qu'à celui de la Justice, pourtant la seule habilitée à juger l'opportunité de pareille demande. Ce manque de confiance dans la justice est troublant, venant d'avocats censés la défendre et la faire prévaloir. » Zyed Krichen poursuit son analyse en rappelant que les Wahhabites ont interdit durant longtemps la représentation des êtres animés et qu'il a fallu attendre les années 1970 pour que l'on considère la photo d'identité comme quelque chose de non souhaitable (makrouh) sans pour autant être illicite. Mais là, on s'aventure sur des terrains glissants où l'on a plus de chances d'obtenir des débats stériles (entre dix millions de Tunisiens, tous experts-spécialistes de la chose islamique) que des réponses utiles. Ce qui est à retenir est cet amour démesuré de pondre des fatwas et de vouloir dicter ses lois à tort et à travers. Tout le monde n'est pas mufti et tout le monde n'est pas avocat, mais tout le monde a envie d'émettre des fatwas et des lois. Alors, quand on n'est ni mufti ni avocat, et que l'on est que simple citoyen lambda, on crie à la vindicte populaire. C'était le cas avec le chanteur tunisien qui a lancé des vivats pour le premier ministre israélien et c'est encore le cas avec Nessma TV et la grande artiste-comédienne Mouna Noureddine qui a « osé » imiter l'accent sfaxien. Depuis la nuit des temps, on joue des films et téléfilms avec des accents paysans, du Nord-Ouest, du Sud et des beldis tunisois. Mouna Noureddine en a même fait sa spécialité pendant un bout de temps. Il semble cependant que l'on a droit d'imiter tous les accents régionaux, sauf ceux de Sfax. A défaut de pouvoir émettre ou faire émettre une fatwa religieuse, certains ont crié au scandale demandant le boycott de la chaîne et de la comédienne. Oubliées les prouesses artistiques de la comédienne, oublié son talent, oublié son savoir-faire, oublié tout ce qu'elle a donné à la fiction tunisienne ! Idem pour la jeune Nessma TV. Peu importe l'historique, l'essentiel est la condamnation du fait du moment et de la pire manière qui soit. Au chanteur tunisien, on a demandé le retrait de la nationalité et à la télévision, on a demandé l'« assassinat commercial ». Rien de moins ! Le plus grave est que ces « fatwas » sont émises par des gens qui, eux-mêmes en d'autres circonstances, appellent à la liberté d'expression et de la création. Le plus terrible est que nos avocats, que nos universités ont formés pour défendre les veuves et les orphelins, sont en train de tuer les créateurs pour défendre la religion et les morts. Avec de pareilles condamnations, avec de pareilles lettres, avec de pareilles fatwas, on ira droit pour déposer une gerbe de fleurs à la mémoire de la Tunisie et de l'intelligence des Tunisiens. A moins que le dépôt de fleurs auprès des morts ne fasse, lui aussi, objet de fatwa. Continuons comme ça et ce n'est pas un accent sfaxien qu'on craindra dans nos fictions, mais un accent moyen-oriental sur fond d'émissions religieuses. Horreur !