Le scandale des écoutes téléphoniques et de l'interception de messages par le gouvernement américain sous l'égide de la NSA a ébranlé le monde et provoqué des dizaines de réactions indignées. Pourtant, certaines pratiques similaires en Tunisie ne trouvent aucun écho et passent sous silence. L'affaire Lazhar Akremi en est un exemple criant. Lazhar Akremi a été convoqué le 5 juillet par le juge d'instruction du 5ème bureau suite à une plainte contre lui pour complot contre la sûreté l'Etat. Cette plainte, qui concerne également Kamel Letaïef, avait été déposée par l'ancien avocat, Cherif Jebali. En effet, l'objet de l'audition était le contenu des conversations téléphoniques entre Lazhar Akremi et Kamel Letaïef.
Face à l'aberration que constitue cette demande, Lazhar Akremi a répondu de manière ironique. S'agissant de trois communications téléphoniques, Lazhar Akremi a déclaré devant le juge que la première concernait la cession par Kamel Letaïef d'un conteneur de tongs en provenance du Pakistan, Lazhar Akremi aurait refusé la transaction voulant ainsi favoriser les « chleyeks » locales. Quant à la deuxième conversation, elle s'est déroulée en plein Ramadan et a porté sur la fourniture d'une palette de « Zlebya » par Kamel Letaïef, cette transaction aurait été refusée par l'ancien secrétaire d'Etat car les tunisiens préfèrent les « Mkhareks ». Comble de l'ironie, la troisième conversation téléphonique aurait eu pour objet l'étude d'un projet de ravalement et de peinture du ciel en bleu. Lazhar Akremi aurait refusé de participer à cette transaction car il estime que le ciel ne sera de nouveau bleu que lorsque la succursale tunisienne recevra le même traitement que celui réservé à la maison mère égyptienne. Au-delà du côté loufoque et surréaliste entre un juge et un supposé accusé de complot contre la sûreté de l'Etat, il est important de noter que cette affaire remonte à novembre 2012 et fait suite à une plainte déposée par Cherif Jebali contre Kamel Letaïef. Cette plainte se base sur des communications téléphoniques entre l'homme d'affaires et plusieurs personnalités politiques dont Lazhar Akremi. Les auditions vont se poursuivre dans le cadre de cette affaire pour écouter les personnes ayant eu des discussions téléphoniques avec Kamel Letaïef. Il est intéressant dans ce cadre de voir si Noureddine Bhiri sera ou non convoqué devant le juge, étant concerné au même titre que Lazhar Akremi. Ces communications téléphoniques devraient être protégées par la loi en vertu du principe de protection des correspondances privées. Pourtant, en Tunisie, ce type de communications peut servir de base à l'instruction d'une affaire concernant un complot contre la sûreté de l'Etat. Le contenu de ce type de conversations est secret et protégé par une loi censée s'appliquer à tous les citoyens tunisiens, y compris Kamel Letaïef et Lazhar Akremi.
L'accusation de complot contre la sûreté de l'Etat est d'une extrême gravité et ne peut être lancée à la va-vite comme ce fût le cas. Ce genre d'accusation non étayée donne lieu à des conversations loufoques mais, plus grave encore, bafoue les droits de citoyens tunisiens. Demain, n'importe quel citoyen pourrait se retrouver convoqué devant le juge pour s'expliquer sur le contenu d'une conversation téléphonique ou d'un SMS. Personne ne devrait avoir accès à ce type d'informations et encore moins au journal d'appel d'une personne indiquant qui elle a appelé et pendant combien de temps, exception faite d'une procédure judiciaire en bonne et due forme.
Rappelons les circonstances de cette affaire. Cherif Jebali, avocat au passé tumultueux et actuellement suspendu d'exercice, s'est présenté devant le juge d'instruction avec en sa possession des listings complets des conversations téléphoniques de Kamel Letaïef avec les dates d'appel et leur durée. Une enquête a par la suite été ouverte sur la base de ces documents dont le dernier rebondissement est la convocation de Lazhar Akremi. La provenance des listings téléphoniques présentés par Cherif Jebali reste à ce jour inconnue. Comment un avocat peut-il avoir accès aux listings téléphoniques d'une autre personne, les présenter à un juge et provoquer l'ouverture d'une enquête ? Le mystère reste entier.
Ce qui est sûr c'est que Kamel Letaïef est sous le coup d'une interdiction de voyage en relation avec cette affaire. Son avocat, Nizar Ayed, a demandé la levée de cette restriction dans un rapport adressé au juge d'instruction daté du 17 juin. Dans ce rapport, l'avocat de Kamel Letaïef évoque des éléments troublants au sujet du plaignant, Cherif Jebali. D'après des recoupements téléphoniques effectués par les services spécialisés, avec une autorisation du juge cette fois, plusieurs appels téléphoniques auraient eu lieu entre Cherif Jebali et le ministère de la Justice ou des institutions relevant de son autorité à l'instar du tribunal de première instance de Tunis ce qui pose d'évidentes questions quant aux liens entre les deux parties. Par ailleurs, une convocation a été émise à l'encontre de Cherif Jebali pour s'expliquer sur ces conversations téléphoniques et pour révéler le nom de la ou des personnes qui l'ont contacté. Il ne s'est jamais présenté, toujours d'après l'avocat Nizar Ayed. Par ailleurs, l'avocat de la défense a soutenu que toutes les manœuvres de Cherif Jebali ont pour objectif de lui permettre de « sortir » de plusieurs accusations d'escroquerie et d'extorsion. Rappelons que Cherif Jebali s'est vu interdit d'exercer la profession d'avocat pendant deux ans (à vie en première instance) pour une affaire d'agression sur la personne de l'ancien bâtonnier de l'Ordre des avocats, Abderrazek Kilani. Cherif Jebali a également bénéficié d'une amnistie dans une sombre affaire de neuf chèques sans provision.
La justice tunisienne devra faire toute la lumière sur les allégations de Cherif Jebali et devra également démêler l'enchevêtrement des données de cette affaire. Par ailleurs, la justice tunisienne doit mettre un terme à des agissements d'autres temps. L'application de la loi dicte de protéger les correspondances privées, téléphoniques ou autres. Pourtant, un précédent a été créé par l'ouverture d'une enquête sur la base d'une intrusion manifeste dans la vie privée de citoyens tunisiens. Il suffit de se procurer les listings téléphoniques, supposés être confidentiels, d'une personne pour pouvoir la traîner en justice et l'amener devant un juge qui lui demandera de dévoiler le contenu de ses conversations. Confronté à ce cas de figure, Lazhar Akremi a fait preuve d'humour et de détachement mais ceci ne doit pas masquer le caractère dangereux d'une telle violation des droits fondamentaux.
A l'heure où le combat pour la protection des données personnelles et des correspondances des citoyens fait rage dans les démocraties de ce monde, la Tunisie continue à instruire des affaires sur la base d'éléments fallacieux, obtenus illégalement.