Un contrebandier a été tué par les militaires alors qu'il refusait de s'arrêter à un contrôle à Ben Guerdène. Il s'agit du 37ème, cette année, mort dans des conditions similaires. Pour certains habitants de la ville frontalière, c'en est trop ! Route coupée, engins et machines servant à la construction de l'autoroute Medenine-Ras Jedir incendiés et sit-in improvisé en plein centre-ville, telle a été la réponse des protestataires et proches du contrebandier abattu, qui se trouve être originaire de la ville. Nous sommes à l'aube du samedi 3 septembre 2016, une patrouille militaire déployée dans la zone tampon à quelques kilomètres de Ben Guerdène, au niveau de la barrière de sable, a intercepté un convoi de sept véhicules venant des territoires libyens. Chargés de marchandises de contrebande et ayant refusé de s'arrêter au contrôle, les militaires tirent et les contrebandiers ripostent. Résultat : un mort du côté des contrebandiers.
Codifié parmi les priorités de l'Accord de Carthage, validé et signé par les plus grandes formations politiques du pays, la lutte contre la contrebande figure parmi les priorités du nouveau gouvernement de Youssef Chahed. Un gouvernement chargé donc de mettre fin au trafic transfrontalier qui dure depuis le début des années 80 et qui a fait de la ville un marché approvisionné de produits subventionnés, notamment, en Libye. En une trentaine d'années, Ben Guerdène est devenue le plus important pôle du « commerce parallèle » tunisien. Une place marchande transfrontalière, puis transnationale, s'est structurée dans la durée et a progressivement articulé ses réseaux. On ne parle plus d'une personne ou d'un petit groupe, d'une ou de quelques camionnettes, mais d'organisations ordonnées comme de véritables compagnies transnationales, avec toute la logistique qui va avec. Le tout, solidement sécurisé par des armes…et des complices. Ce sont ces grandes centrales d'achat illégales qui inondent le marché tunisien en stupéfiants, armes, médicaments, carburants, devises et produits alimentaires, essentiellement, que le gouvernement tunisien a pris pour cible. Une bataille subtile que les gouvernements passés n'ont pas su gagner avec des opérations ponctuelles et de surveillance et dans laquelle les protestataires d'hier et d'aujourd'hui demandent « l'arrêt de l'emploi de la force contre les contrebandiers ». Dans un communiqué paru hier, mardi 6 septembre 2016, l'UGTT met en garde le gouvernement contre l'effet « tâche d'huile » que pourraient prendre les protestations. Ce qui fournirait, dans ce cas, une diversion pour l'infiltration d'armes et de combattants du territoire libyen vers la Tunisie comme ce fut le cas le 8 mars dernier, date à laquelle les habitants ont été surpris dès l'aube par des tirs en plein centre-ville. Dans son communiqué, la centrale syndicale a demandé aussi aux protestataires de ne pas participer aux actes de violence et de sabotage dont pourraient bénéficier les « ennemis de la Tunisie ». Délaissée pendant des années par l'Etat, cette zone de la Tunisie comme beaucoup d'autres, a dû s'adapter seule aux difficultés quotidiennes, trouvant dans la contrebande une activité fructueuse qui a pris de l'ampleur avec les évènements de janvier 2011. La « restauration du prestige de l'Etat », promesse phare du président élu, se heurte dans cette zone du pays, à la dure réalité. Conscient de l'urgence de la situation le gouvernement Essid avait à l'époque entrepris de mettre sur pied une zone de libre-échange à Ben Guerdène offrant ainsi une occasion aux contrebandiers de se reconvertir dans un commerce légal reconnu par l'Etat. Un projet de 120 MD et qui sera finalisé fin 2017 selon le ministère du Commerce de l'époque, Mohsen Hassen.
D'après le Think Tank "Joussour", un groupe de réflexion spécialisé dans l'élaboration de politiques publiques dont le président est Khayam Turki, ancien secrétaire adjoint d'Ettakatol, le problème de ce verrou frontalier présente des dimensions à la fois économiques, sociales, sécuritaires et politiques. Socioéconomiquement parlant, la vision de « Joussour » propose la conception de solutions exceptionnelles pour la région et suggère que les prochaines élections locales peuvent représenter une opportunité pour se réconcilier avec le « non structuré" et l'intégrer. A ce titre, « Ben Guerdène pourrait constituer un laboratoire modèle », insiste-t-on. La réaction des pouvoirs publics à l'égard de pareils actes tant à Ben Guerdène que dans l'île de Kerkennah ces dernières semaines, démontre l'érosion de leur capacité d'agir. De plus, ces actes de violence interviennent à un moment où des informations provenant du ministère des Affaires étrangères français, mettent en garde la Tunisie contre la mobilité d'éléments terroristes fuyant leur fief de Syrte.
Evoquant les pertes fiscales pour l'Etat tunisien réalisées à la frontière tuniso-libyenne, une étude de la Banque Mondiale intitulée : « Le commerce transfrontalier aux frontières terrestres tunisiennes », les évalue à 1,2 milliard de dinars, dont 500 millions de dinars de droits de douane. L'étude précise, en outre, que la lutte contre la contrebande en Tunisie, phénomène qui s'est répandu après la révolution, doit passer, d'abord, par une révision des prix et une libéralisation de certains produits. Réduire l'écart entre les tarifs de certains produits est le premier axe sur lequel devrait travailler l'Etat selon l'organisation bancaire. "Joussour" propose que l'Etat aide à l'émergence d'une élite économique locale capable d'investir et de redonner de l'espoir à ces régions. Une seule chose est sure : la porosité des frontières et le mécontentement des habitants de certaines régions du sud est le point faible de l'Etat tunisien et qui pourrait rapidement se transformer en un vrai problème de souveraineté si la politique de l'autruche venait encore à être adoptée par la nouvelle équipe au pouvoir.