Les professionnels de carrière montrent du doigt l'invasion des intrus et des intermédiaires dont certains ne détiennent ni cartes professionnelles ni autorisations ! Bab Lakwes se situe entre Bab Saâdoun et Bab Souika. Indépendamment de son aspect architectural typique et de sa qualité de tronçon de la Médina de Tunis, ce quartier est la référence en matière de troupes musicales populaires. A droite comme à gauche, des boutiques à l'ancienne, dont la superficie de certaines d'entre elles n'excède pas les deux mètres carrés, regorgent d'outils musicaux de percussion, de posters et de photos mettant en lumière les stars de la chanson populaire. C'est dans ce même quartier que des chanteurs de renom ont fait leurs tout premiers pas sur le chemin de la gloire et de la célébrité, épaulés qu'ils sont par des troupes sollicitées, dont le nom — tel un précieux héritage — remonte à des décennies. Aujourd'hui, le quartier des troupes endure, lui aussi, le coup de la corruption et de l'intrusion. Mohamed Taher Riahi chapeaute une troupe musicale élargie, comptant plusieurs troupes et plusieurs spécialités. Après 28 ans de carrière, ce chanteur se désole de voir Bab Lakwes choir en termes de qualité et de professionnalisme. « La corruption a démarré à Bab Lakwes il y a voilà quinze ans. De jour en jour, nous découvrons non sans amertume l'émergence de troupes intruses et de chanteurs qui n'ont rien à avoir avec le domaine de la chanson populaire. Il y a même un propriétaire de gargote qui s'était, du jour au lendemain, converti en chanteur », indique-t-il, indigné. Il avoue même que Bab Lakwes ne compte plus que deux troupes de carrière, perpétuées grâce à trois générations. « Les autres ne sont que des intrus qui portent atteinte, par leur manque de savoir-faire et de professionnalisme au domaine. Ces gens-là, ajoute-t-il, ne détiennent ni cartes professionnelles ni cartes d'adhésion au syndicat des artistes. D'ailleurs, au lieu de prendre plus au sérieux l'invasion des faux artistes, le syndicat des artistes garde jusqu'à nos jours les bras croisés ». Notre interlocuteur met, en outre, le doigt sur un autre phénomène tout aussi agaçant : certains ont choisi de jouer le rôle d'intermédiaire en orientant les éventuels clients vers des troupes au détriment d'autres. Des intermédiaires qui n'ont d'autre mission que de créer une dynamique à leur guise et de recevoir, en contrepartie, une commission sur avance de l'ordre de 10%. Fathi, surnommé « Batta », est un artiste de la percussion. Il est aussi spécialisé dans la fabrication et l'entretien des instruments de percussion. Il partage et l'avis et la déception de Taher. « Bab Lakwes est, depuis quelques années, envahi par des intermédiaires et des intrus. Les premiers se remplissent les poches grâce aux commissions. Les autres se font passer pour des pros alors que la plupart d'entres-eux ne possèdent même pas d'autorisation », souligne Fathi. «Il faut dire que la faute est partagée. Les clients ne doivent pas se laisser amadouer par les intermédiaires surtout que les troupes sont bien connues, or, ce n'est point le cas... D'un autre côté, les professionnels ont tendance à fermer l'œil sur ces pratiques. Le syndicat, aussi », renchérit M. Riahi. 5000dt, prix maximal pour une Aouada ou une Soulamiya Un peu plus loin, se trouve la boutique qu'occupe un intermédiaire, fraîchement débarqué à Bab Lakwes. Noureddine el Majri a décidé de s'adonner à cette activité après sa retraite. Hésitant, il indique que chaque troupe est spécialisée dans une catégorie bien particulière de musique et de chant. Et que toutes se valent en termes de prix, soit entre 600 et 700dt tout au plus. Pourtant, Taher souligne que certaines troupes accompagnées de chanteurs peuvent coûter jusqu'à 5000dt. « Le prix des aouadas va de 800dt à 5000dt. Les Soulamiyas, de 600dt à 5000dt. L'orchestre, généralement sollicité pour célébrer les fêtes de circoncision, coûte entre 200 et 250dt par heure. Quant à la troupe féminine, notamment la Tijaniya, elle coûte entre 600dt et 800dt », souligne Taher. Certes, les Tunisiens contribuent toujours à l'essor des troupes populaires en sollicitant leur savoir-faire à égayer les cérémonies et à apporter cette touche musicale typiquement tunisienne aux fêtes. Cependant, les fabricants d'instruments de percussion, eux, n'ont pas tous la chance de voir leur activité essentiellement saisonnière se développer comme avant. « Le travail à Bab Lakwes a chuté d'un cran. Avant, j'entamais la fabrication et l'entretien des instruments de percussion dès le mois de mai. Nous travaillons quatre mois durant l'été. Mais depuis quelques années, les choses vont mal. Les cérémonies ne sont plus organisées qu'en août, ce qui limite significativement notre travail », indique Fathi Batta. Aussi, ne vend-il qu'une trentaine de tambours alors qu'il vendait 150 tambours durant l'été. La chute des vente est due, selon son avis, à la diminution du nombre de cérémonies, et donc d'instruments utilisés par les professionnels. Elle est causée, en outre, par le recours de certaines troupes aux instruments bon marché.