Nombreux sont ceux qui pensent que l'apprentissage de la politique par la société civile tunisienne va bon train, une évolution qui se fait à la faveur des difficultés qu'offre la conjoncture. Ils sont persuadés que par son attitude, elle confirme la règle selon laquelle c'est dans l'adversité que l'on se forge un caractère. En effet, les difficultés en tous genres que le citoyen tunisien ne cesse de côtoyer et d'affronter, notamment pendant ces cinq dernières années très riches en événements désagréables, l'ont amené, bon gré mal gré, à s'intéresser à la chose publique, puisque c'est à travers ce vécu amer que son présent et son devenir sont déterminés. Mais cet apprentissage qui s'est toujours fait dans l'adversité a développé une certaine agressivité et une forme de fanatisme, vu que chacun voit que son parti politique détient la vérité qui est, à ses yeux, absolue. C'était dans ce contexte et face à une telle mentalité que l'association «I Watch» a pris le risque d'organiser récemment un débat entre des candidats pour et d'autres contre l'initiative législative présidentielle concernant la réconciliation dans les domaines économique et financier et en présence d'un public très nombreux. La grande salle du 5e étage de l'hôtel Africa était archicomble; elle était, essentiellement, remplie de manifestants de la marche contestataire organisée sur l'avenue Habib-Bourguiba et qui s'est arrêtée à la porte de l'hôtel. Cette présence massive, essentiellement juvénile, a provoqué une certaine perturbation dans la salle, ce qui a retardé les débats d'une heure. Vers 19h, l'animateur, qui est le président de «I Watch», Mouhab Karoui, a commencé par expliquer aux candidats et au public les règles du jeu qui consistaient à répartir les débats sur trois séances. Lors de la première, chacun des deux groupes opposés répliquait aux thèses et arguments de l'autre en trois minutes, le temps imparti à chaque intervenant, pendant la seconde ils répondaient aux questions posées par l'animateur et les partisans du groupe adverse, et pendant la troisième à celles du public. Pour la réconciliation et l'accélération du processus de la JT Après que l'animateur eut effectué le tirage au sort, les débats ont commencé et c'est le juge Ahmed Soueb qui a ouvert le bal par un exposé juridique succinct mais consistant où il a essayé de montrer le caractère anticonstitutionnel du projet de loi présidentiel avec des preuves à l'appui, tirées de la Constitution. Et pour mieux sensibiliser la présence à la gravité de la situation et à l'envergure du phénomène de corruption, il a cité l'exemple de l'Instance de confiscation dont il a démissionné et où on se contente de confisquer seulement quelques biens des corrompus, en les laissant jouir librement du reste. Le juge a, en outre, tenu à préciser, en sa qualité de membre de la Coalition civile contre le projet de réconciliation économique et financière, deux points: ses amis de la Coalition et lui-même ne sont pas contre une réconciliation nationale, mais pas pour l'accélération du processus de la justice transitionnelle qui doit être établie sur des bases saines, comme l'a souligné, le jour même, dans une conférence de presse, le coordinateur national de la Coalition, Me Amor Safraoui. La riposte à la thèse d'Ahmed Soueb était venue du conseiller juridique auprès de la présidence de la République, Adel Dammak, qui, pour essayer de persuader l'assistance du bien-fondé juridique du projet, s'est fait aider des expériences comparées, en prétendant que tous les processus de justice transitionnelle réalisés dans le monde ont concerné les atteintes aux droits de l'Homme, mais jamais la corruption financière. Là, l'activiste Aziz Amami a bondi de son siège pour lui faire savoir que si c'est le cas c'est parce que, par exemple, au Rwanda, les corrompus étaient exécutés, et qu'en Islande ils étaient incarcérés. Le membre de l'IVD, Khaled Krichi, a également réagi sur ce point, en insistant sur le fait que Lotfi Dammak voulait induire les gens en erreur, car il n'y a pas de dissociation entre la corruption financière et les atteintes aux droits de l'Homme. Le conseiller a aussi suscité des remous parmi le public, lorsqu'il a soutenu que le processus de réparation des préjudices aux victimes d'atteintes aux droits de l'Homme est moins urgent que celui de réconciliation avec les hommes d'affaires corrompus. Ses contradicteurs, catégoriquement contre cette subdivision du processus de justice transitionnelle et pour qui elle est un tout indissociable, ont vu dans sa thèse une forme de sophisme. Sophisme L'autre discours similaire qui était très contesté dans la salle a émané de Souhaiel Alouini, le député de Nida Tounès, qui fait partie, bien sûr, du groupe des pour et qui, ayant constaté le parti pris de la majorité écrasante du public en faveur de la thèse contraire, a invité la société civile à laisser la politique aux politiques. La réponse à son appel ne s'est pas fait attendre, elle était immédiate et résonante. Les voix se sont élevées pour protester contre le donneur de leçon et lui rappeler la célèbre phrase d'Hannah Arendt : «Les problèmes politiques sont les problèmes de tout le monde; les problèmes de tout le monde sont des problèmes politiques». A ce propos, le juge Ahmed Soueb n'a pas manqué de remarquer que le conseiller juridique, Adel Dammak, a très vite appris la politique. Pour étayer la position de ce dernier, concernant la justice transitionnelle, qui, selon lui, ne devrait comprendre que les atteintes aux droits de l'Homme, comme nous l'avons expliqué plus haut, l'expert-comptable Ahmed Mansour nous a fait revenir des années en arrière, au début des années 90, aux attentats criminels de Bab Souika perpétrés par des partisans d'Ennahdha, et dont les bourreaux n'ont pas réparé les préjudices subis par les victimes. Mais, il n'était pas convaincant. Qu'est-ce qui empêche que justice soit faite? N'est-ce pas le rapprochement entre les deux parties qui forment la coalition gouvermentale actuelle?, semblaient lui dire ses contradicteurs. L'autre point sur lequel a insisté l'expert dans sa première intervention était d'ordre économique : «Le projet de loi de réconciliation va résoudre la crise économique», a-t-il souligné. L'expert en la matière, Moez Joudi, vient à son secours pour affirmer que les hommes d'affaires qui seraient acquittés injecteraient 500 milliards de dinars dans l'économie nationale. Certains partisans de l'autre bord ont regretté l'absence dans leur équipe de spécialistes tels que Abdeljelil Bédoui, qui était présent le matin au même endroit, et qui a déjà démenti cette donnée colportée par tant d'autres, en se demandant ce que pourrait bien apporter une poignée d'hommes d'affaires corrompus si les autres qui sont beaucoup plus nombreux n'ont rien fait pendant des années. Le chiffre avancé par Moez Joudi ne les a pas non plus convaincus, car ils étaient persuadés que l'argent détourné est beaucoup plus important. Dénonciation du projet et de l'IVD Tout en remarquant que ledit projet est contraire aux normes internationales, Tarek Kahlaoui, le coéquipier d'Ahmed Soueb et de Khaled Krichi, a dénoncé l'acquittement de ce qu'il a appelé les mafieux, qu'il prévoit sans obligation de procéder à des investigations quant à la valeur réelle de l'argent spolié. Il a, en outre, souligné que le fait que ce projet de réconciliation soit proposé après deux opérations terroristes n'est pas un hasard et prouve d'une manière incontestable que Béji Caïd Essebsi était venu à la présidence de la République pour accomplir une mission bien déterminée, celle d'exécuter cette tâche. L'animateur l'a arrêté net, en lui demandant pourquoi son président, Moncef Marzouki, n'a fait aucun effort, pendant son mandat, pour accélérer le processus de justice transitionnelle. Sa réponse était évasive. C'est ce qu'on fait, lorsqu'on est à court d'arguments. Reprenant la parole, le juge administratif Ahmed Soueb a tenu à préciser qu'il s'agit d'une question de fond et non pas de procédure, comme les défenseurs du projet essayent de le faire. Elle est avant tout morale, mais comme la morale est une affaire de classe, les deux camps ne peuvent pas avoir la même conception des choses, selon le juge. Cependant, l'homogénéité entre lui et ses deux coéquipiers n'est que partielle, elle concerne juste la position vis-à-vis du projet de loi de réconciliation. En ce sens que le magistrat diverge avec eux sur plusieurs autres, notamment celui relatif à l'IVD contre laquelle il émet beaucoup de réserves, se rapportant surtout à sa composition et à la manière dont elle est gérée. A ce niveau, on peut dire que les dissemblances sont évidentes entre le juge Ahmed Soueb, qui réclamait haut et fort son indépendance, et ses deux partenaires du jour, dont la présence était contestée par plusieurs parties qui sont contre le projet et qui ont donc refusé d'assister aux débats pour les raisons sus-évoquées. Ces dissemblances étaient manifestes aussi entre le juge administratif et l'expert-comptable, Ahmed Mansour. Ils n'avaient aucune similitude excepté le prénom. L'un se situe aux antipodes de l'autre. Si le premier a réussi à animer et à égayer la salle, par son humour naturel, incrusté d'anecdotes et d'exemples aussi bien variés qu'édifiants, l'autre a suscité des agacements beaucoup plus à cause de ses nombreuses et longues digressions, qui étaient toutes hors sujet, et ses réponses biaisées, que pour son positionnement politique et son implication avec l'ancien régime. Une société civile engagée et responsable L'initiation du public à la tolérance politique, c'est-à-dire à la démocratie, s'est faite sans encombre, et les quelques incidents minimes et sans gravité aucune étaient loin de gâcher la fête. Il faudrait reconnaître, toutefois, que les apports du jeune animateur des débats, Mouhab Karoui, et du juge Ahmed Soueb étaient déterminants, ils ont largement contribué à calmer les esprits surchauffés qui ont proféré des insultes à l'encontre des candidats du camp antagoniste. Pour les dissuader, le juge administratif leur a rappelé les exemples yéménite et irakien où la diabolisation de l'autre a conduit tout droit à la guerre civile. Pendant cette soirée-là, on a eu droit à de vrais débats démocratiques. On a assisté à une vraie scène publique où les trois acteurs l'animant, à savoir les hommes politiques, les médias et le public, ont pleinement joué leur rôle. On était loin du public décor des plateaux de télévision où on fait venir des gens qu'on paye chichement en contrepartie de leur présence physique pour meubler l'espace et dont le rôle se limite à des applaudissements orchestrés. Le comportement général du public à la soirée de l'Africa est plein d'enseignements et intéressant à plus d'un titre. Tout d'abord, il nous renseigne sur le degré de maturité politique des citoyens tunisiens qui ont démontré qu'ils appréhendent la réalité politique, économique et sociale sous toutes ses dimensions. Ils ne sont pas, comme le prétendent certains politiques, des êtres inconscients s'immisçant dans des affaires qui dépassent leur entendement. Ils font preuve de responsabilité, ce qui manque à nombre de nos hommes politiques qui, par leurs déclarations mal à propos, participent à attiser le feu. Enfin, par leur attitude, leur nombre impressionnant et surtout la grande patience dont ils ont fait montre pendant de longues heures, dans une salle presque chauffée en pleine canicule, les citoyens ayant pris part à cette compétition politique démocratique ont montré combien ils s'intéressent à l'avenir de leur pays et combien ils s'inquiètent de la situation actuelle. Contrairement à certains députés qui ne daignent même pas assister aux séances de l'Assemblée, en dépit de la forte rémunération qu'ils touchent et du grand confort dont ils jouissent et qui coûtent les yeux de la tête aux contribuables tunisiens. D'ailleurs, ils ont délibérément omis de mettre à l'ordre du jour la question du moment qui mobilise la rue et à la discussion de laquelle participe massivement la société civile, à savoir ce projet de loi de la réconciliation économique et financière. La question se complique davantage avec la position affichée dernièrement par l'Ugtt qui rejoint l'opposition parlementaire et la Coalition civile, en réclamant le retrait de ce projet présidentiel en vue de le reformuler.