PAR AMOR NEKHILI La poursuite de la purge des médias critiques, au lendemain des élections législatives de novembre dernier, a mis à mal la liberté de la presse Président depuis août 2014, après avoir été Premier ministre pendant onze ans, Recep Tayyip Erdogan, sous le couvert de la lutte contre le terrorisme,s'en prend aux journalistes critiques qui combattent la dérive liberticide de son gouvernement. «Ce pays n'a jamais été un paradis pour les journalistes. Mais depuis trois ou quatre ans, nous subissons une terrible pression, une véritable tentative de censure exercée par le pouvoir. Il n'est pas rare qu'un rédacteur en chef reçoive un coup de téléphone direct de la présidence pour un article, ou une émission télévisée qui déplaît.», précise Can Dündar, rédacteur en chef du quotidien Cumhuriyet (La République), journal de centre-gauche fondé en 1924 par des proches d'Atatürk. La répression croissante d'Ankara sur la liberté d'expression est visible tous les jours. Le dernier rapport de World press Freedom pointe la Turquie à la 149e place (sur 180 pays) dans la liste du Index de 2015, après le Mexique et avant la République Démocratique du Congo. Les enquêtes touchant les journalistes se multiplient pour un fallacieux motif d'« insulte au président de la République », comme celle dirigée à l'encontre d'Erdogan Alayumat, reporter de l'agence Diha à Mersin (Sud). En cause, une interview avec un homme politique, publiée à la mi-octobre et intitulée "Avant il y avait la Jitem [unité secrète de la gendarmerie responsable d'exactions dans les années 90], aujourd'hui il y a Recep". La justice a également ouvert, début novembre, une enquête pour le même motif contre l'éditorialiste du quotidien Cumhuriyet, Ataol Behramoglu. Les poursuites pour « insulte au président de la République » (article 299 du code pénal) se sont accélérées de façon exponentielle. Au 30 septembre 2015, onze journalistes étaient en procès et 19 autres faisaient l'objet d'une enquête sur cette base, selon le dernier rapport trimestriel de Bianet sur la liberté d'expression en Turquie. Le directeur de publication de Today's Zaman, Bülent Kenes, a été remis en liberté conditionnelle le 14 octobre après cinq jours de détention. Inculpé pour 14 tweets critiques contre le président de la République, il attend son procès. Pour Kerim Balcı, rédacteur en chef de Turkish Review, publié par le Zaman Media Group, un des groupes médiatiques majoritairement frappés par la censure du gouvernement turc, «Un journaliste doit garder les yeux grands ouverts, parce qu'à chaque moment un de ses articles ou une information peuvent ennuyer le président ». En plus du danger pour chaque auteur, ajoute t-il, « tout le groupe médiatique peut être dévié, comme cela s'est produit pour plusieurs chaînes de télévision, et il n'a plus les moyens d'atteindre le public. Un journal ou une revue peuvent être interdits de vente, comme cela s'est produit récemment pour la revue Nokta, ou bien se voir infliger une amende, comme ce fut le cas des groupes Doğan, Bugün et de la Samanyolu TV. » Mais face cette haine déconcertante des journalistes du pouvoir turc, quelle est la position des alliés occidentaux de la Turquie ? Beaucoup de gens pensent que l'UE a mis en veilleuse sa critique des violations de la Turquie des libertés et des droits de l'Homme en échange d'un nouvel accord majeur sur la crise des réfugiés qui entraînera la Turquie un resserrement de ses frontières. L'UE réfute ces allégations, mais le conseiller de M. Erdogan Burhan Kuzu révèle dans un tweet que « l'UE a «cédé à la menace de la Turquie sur les réfugiés, et est disposée à fermer les yeux sur le reste». Les Etats-Unis, aussi, ne semblent pas faire une priorité de la question. Le Département d'Etat a souligné à maintes reprises sa «préoccupation» au sujet des arrestations de journalistes turcs, mais, selon les responsables turcs, le sujet est rarement mis à l'ordre du jour des réunions bilatérales entre les présidents Obama et Erdogan. L'ambassadeur américain à Ankara avait certes visité les bureaux de Cumhuriyet pour exprimer le soutien US aux journalistes emprisonnés. Mais une source proche de la Maison-Blanche a déclaré que la priorité de l'administration américaine est de conforter le soutien à la Turquie dans sa guerre contre l'Etat islamique. «L'administration est bien consciente de la situation de la liberté de presse dans le pays,» a-t-il dit, «mais personne ne veut faire des négociations sur la sécurité plus compliquées qu'elles ne le sont déjà.» Une déclaration on ne peut plus claire. Abandonnés et lâchés par les Etats-Unis et leurs alliés européens, les journalistes turcs bénéficient néanmoins du soutien et de la mobilisation de la société civile internationale, qui milite pour que leurs libertés de travail et d'expression soient préservées et renforcées.